L’anglaise Anne Garner signe un disque superbe avec Dear Unknown et s’inscrit comme un possible chaînon manquant entre Elizabeth Frazer et Jonsi, comme une traduction envisageable du son de la brume. Imaginez Liz Harris dégagée de ses penchants d’austérité et vous pourrez supposer la magie qui se dégage de ce disque vital.
Pourquoi recherche-t-on ces musiques tristes, atones et mélancoliques ? Que trouvons-nous dans ces pièces musicales que nous ne trouvons pas ailleurs. Peut-être y a-t-il dans ces complaintes comme une réminiscence, une résurgence des bras de la mère qui rassurent, qui consolent, qui nous englobent et qui nous enserrent. Des bras qui nous contiennent, des paroles qui nous font prendre conscience qu’il y a toujours plus triste que soi, plus dramatique que son propre regard sur soi. Mais réduire la musique en deux catégories serait par trop réducteur. En gros d’un côté les musiques de la vie et de l’autre celles de la contemplation. Les joyeuses et les tristes… Le monde n’est pas si manichéen, il n’est ni noir ni blanc mais il est gris comme l’étaient les chats de Robert Smith en d’autres temps. Et si au lieu de cette catégorisation un peu simpliste, on lui substituait un jeu de va et viens entre ces musiques du dedans et celles du dehors. Ces musiques du collectif et celles de l’individu, celles du partage et celle de l’égo. Parfois ces deux courants se rencontrent comme un croisement de rivière qui vient se perdre dans l’océan. La mer est salée du sable qui la constitue mais conserve la douceur de l’eau du ruisseau. On trouve par exemple chez les Pet Shop Boys ou même chez New Order ce jeu des contraires, cet affrontement de forces antagonistes, tristesse et fébrilité par exemple.
L’anglaise Anne Garner, elle, a choisi son camp. Ce sera celui de la contemplation et du regard en dedans. Sa musique n’est jamais triste ou gaie mais elle n’est jamais neutre. Elle est un peu constituée de l’un et de l’autre de ces deux sentiments qui forgent la météorologie humaine. Autre nuance que l’on retrouve dans les ambiances de la dame, c’est cette absence de choix entre une féminité incarnée et une enfance sublimée. C’est sans doute cela qui rend ce disque si bouleversant. Délaissant une dimension austère ou janséniste qui sied si bien à Liz Harris de Grouper, Anne Garner joue avec les limites, avec les excès, avec ce qui pourrait faire tomber ces complaintes dans un misérabilisme autosuffisant. Sauf que l’on ne peut nier la sincérité de la souffrance que l’on perçoit sur ce disque superbe, le caractère viscéral de cette douleur qui finit par rimer avec douceur tant les nerfs endurent le mal-être, l’ennui et la tristesse. C’est un peu comme quand on a trop pleuré, il y a un moment où les larmes cessent de couler, où l’on est comme stérile de tout chagrin, comme poreux à l’espoir qui vacille dans l’obscurité.
Que se lève celui
Qui leur lance la pierre
Ils ne sait de l’amour
Que le verbe s’aimer
Sur le pont il n’est plus rien
Qu’une brume légère
Ça s’oublie en silence
Ceux qui ont espéréJacques Brel – Les Desespérés
Ceux qui ne comprendront pas ce disque seront ceux qui sont cernés par cette confiance aveugle en leurs forces, ceux que la certitude de tout sert de chemin et de boussole, ceux qui vivent dans le mépris et la distance face à ceux qu’ils sont. Nous autres, la multitude, comprendrons chacune des paroles, des inflexions d’Anne Garner comme autant de mains tendues, de spectres de nos espoirs perdus, d’ectoplasmes de nos lumières éteintes. Il y a également une dimension que l’on ne peut oublier de citer chez Anne Garner, une féminité exacerbée, quelque chose d’une femme fatale, d’une vamp dénuée de toute posture, de toute pose, de toute vulgarité.
Sauf que cette vamp serait plus l’image d’une Mater Dolorosa, d’une Madone païenne. Un peu comme l’américaine Chrysta Bell croisée récemment avec Marc Collin le temps d’un disque de covers des Cure, Anne Garner joue avec des éclairages expressionnistes, avec des torpeurs cold wave mais aussi avec le caractère aérien des mélodies chantées par la diaphane Julee Cruise dans les films de David Lynch comme sur le vaporeux et tortueux Besides. Il y a quelque chose du Mystery Of Love réinterprété par Anthony Hegarty dans cette dramaturgie maîtrisée, il y a quelque chose de presque Jazz, de presque Trip Hop dans ces huit chansons précieuses.
Seems a long time you’ve been gone
Feels strange
Sometimes I wake into your hand
On my face
Bringing me back to when we would play
Golden days
Laughing and wiping tears awayAnne Garner – Alma
Anne Garner fait partie de cette grande famille des gens qui doutent, qui s’excusent d’être au monde. Un peu comme les cousins lointains de No-Man, elle s’affirme dans une évaporation progressive. On pourrait aussi l’inscrire dans ce néo-romantisme gothique, celui d’un Michael Cashmore ex Nature And Organisation et proche de David Tibet de Current93. Sauf que l’on n’entend pas de motifs répétitifs dignes d’un Dark Folk chez l’anglaise mais plus des sonorités qui doivent plus à la sphère dream pop. La musique d’Anne Garner est une musique du sentiment paroxystique, de la catharsis, du don de soi. Le partage est au centre de cette recherche que l’on ressent comme éminemment douloureuse comme en certains instants tel ce point culminant, ce sommet qu’est Alma, déchirant hommage à la mère de la compositrice décédée voici quelques années. Cette complainte ce serait comme tenter de gravir un Everest fait de sable et de matière qui s’effrite sous nos doigts, nos mains saisissent le vide et s’égarent dans l’urgence, nos jambes et nos pieds ne rencontrent que des prises poreuses et fuyantes. Pourtant le sommet est à portée de regard, à portée d’espoir. Il sera difficile de ne pas être saisi par cette chanson bouleversante comme Gem Club sût le faire avec Polly sur ce disque un peu oublié qu’est In Roses (2014).
Il y a quelque chose de funèbre dans la musique d’Anne Garner mais pas d’un funèbre absolument monochrome. Non, Dear Unknown comme les autres disques d’Anne Garner est une célébration de la vie, du souffle qui continue de nous habiter jusqu’au dernier instant. Rien de surprenant à voir cette collection de chansons commencer par la seule voix d’Anne Garner, ce chant comme une respiration sur le titre qui donne son nom à l’album.
Ce qui rend ce disque supportable, ce qui l’éloigne de toute querelle intérieure d’ego c’est cette lumière dont il est imprégné en permanence, ce jeu d’inspiration puis d’expiration, ce rythme métronomique d’un coeur qui bat, cette lancinance d’une vague qui gonfle puis meurt dans l’écume.
Une oeuvre précieuse en somme.
Greg Bod