Suite et fin de l’interview de David Chauvel autour de Res Publica, un livre qui, à l’approche des élections présidentielles, revient sur le mandat de Macron, marqué par le mouvement des Gilets jaunes.
Benzine — Est-ce un hasard si cet ouvrage qui sort à quelques semaines des présidentielles ? Et au moment où la Guerre en Ukraine s’est invitée dans la campagne, penses-tu que cela aurait mérité un chapitre ou était-ce hors-sujet ?
David Chauvel — Je n’ai rien à dire là-dessus. J’ai passé deux ans et demi à travailler sur ce sujet pour me permettre d’en parler avec une relative autorité, mais je ne me permettrais pas de parler de la guerre en Ukraine, car je ne m’y connais pas plus que le gars du bistrot du coin. Nous, on s’est arrêtés au mois de septembre, et il ne s’est pas passé énormément de choses pendant l’hiver, tout le monde était plutôt affairé à la préparation de la campagne. De toute façon, tout dans l’histoire de ce gouvernement est frappé du sceau de l’idéologie néolibérale. Et ça a été le cas pendant le Covid. Je me souviens qu’au moment où je démarre le livre avec Malo, on est déjà vers la fin du mouvement des Gilets jaunes. Je lui dis alors : « J’espère qu’il va encore se passer des choses pendant deux ans sinon on va pas voir avoir l’air con avec notre bouquin ! » Finalement, il se passe quand même des choses, les manifestations des pompiers, puis le mouvement contre les retraites, des événements qui sont au cœur de notre sujet, à savoir la résistance que les Français opposent au projet néo-libéral d’Emmanuel Macron. Et puis soudain arrive le Covid, le confinement, le pays se paralyse, et là je dis à Malo : « Bon sang, notre livre est mort ! On n’a plus rien à raconter ! » Et en fait, pas du tout. Parce qu’en dehors des problèmes et de la manière dont ils ont géré la crise, et là je ne leur ferai pas un procès car l’incompétence a frappé tous les pays, était la continuation directe de leur idéologie , c’est-à-dire par la brutalité, par la contrainte, par la violence. On a vu des policiers exercer des violences de contrôle dans les quartiers populaires et absolument pas dans les quartiers bourgeois. Dans le bouquin je parle de ce jeune homme qui n’avait pas son attestation mais qui allait travailler pour faire des livraisons. Il s’est fait emmener sous un porche pour se faire frapper, on l’entendait hurler, c’était horrible. Et ça on ne l’entendra jamais dans des quartiers bourgeois, la police ne fait jamais ça là-bas. Mais elle est mise en roue libre dans les « quartiers » par un pouvoir de nature autoritaire. L’idéologie néolibérale s’accompagne toujours de brutalité et d’autorité, toujours. Parce qu’il s’agit de contraindre les peuples à une chose à laquelle ils ne consentent pas. Et dans l’Angleterre de Thatcher ou l’Amérique de Reagan, les gens n’ont jamais consenti. Il a fallu les contraindre par la brutalité et par l’idéologie. Et l’idéologie néolibérale, c’est quand même quelque chose, pour moi qui ai 52 ans, dans lequel je baigne depuis à peu près 1983…
Benzine — On baigne tous dedans depuis cette époque pour ceux qui ont connu Thatcher…
David Chauvel — En France, il y a eu le virage socialiste de 1983 avec Bérégovoy, l’étau néolibéral a commencé à se resserrer sérieusement à cette époque, et moi je baigne dedans d’un point de vue idéologique, comme l’ensemble des Français…
Benzine — On n’en sort pas…
David Chauvel — Oui, et c’est très difficile de penser en dehors de ça. Disons que dans l’esprit des gens, ce qui était une idéologie a fini par devenir une évidence. C’est une manière de penser qui s’est imposée d’une telle manière qu’ils ne conçoivent pas qu’on puisse penser autrement…
Benzine — C’est le principe de la propagande. A force d’être répété, un mensonge devient une vérité, comme le disait Goebbels…
David Chauvel — Exactement, c’est ce qu’ils ont fait et c’est ce que font les idéologues, les « éditocrates » qu’on voit à la télévision répètent cela sans cesse, par exemple quand ils interviewent des gens. Ils sont eux-mêmes choqués par l’idée d’une politique de gauche. Pourtant, je ne les suspecte pas de ne pas être sincères. Ils ont juste fini par croire à ce qu’ils disaient, ce qui est presque pire…
Benzine — C’est juste, et maintenant, quand on amène des idées un petit peu trop à gauche, on culpabilise presque en considérant ça comme de l’utopie !
David Chauvel — Ce n’est pas demain la veille que je vais culpabiliser ! Toujours est-il que c’est pour cette raison que ce livre se devait d’être très factuel, avec des preuves, des faits, des chiffres.
“Macron a gagné des millions chez Rothschild et si l’on en croit la déclaration qu’il vient de faire en tant que candidat, il ne les a plus. L’angle d’attaque que défend Denis Robert est de dire qu’en fait, il ne l’a pas caché. Il l’a dépensé parce que c’est quelqu’un qui brûle l’argent, donc probablement a un trait de caractère qui fait qu’il gère le budget de l’État de la même manière.”
Benzine — Comment se fait-il que tu n’aies pas parlé du financement de la campagne de Macron, sur le fait qu’il ait été soutenu par des grandes fortunes ? Je te demande ça parce que j’ai vu qu’il y avait récemment un sujet dans la Revue dessinée.
David Chauvel — C’est parce qu’en fait dans le livre, il y a un prologue assez rapide sur l’ascension d’Emmanuel Macron et son arrivée au pouvoir. Il s’agit juste de définir l’idéologie du personnage, parce que l’angle d’attaque, c’est la résistance des Français au projet néolibéral, comme l’indique le sous-titre Cinq ans de résistance, 2017-2021. J’avais besoin d’expliquer d’où il vient pour mieux révéler son idéologie. En revanche, tout ce qui n’est pas de l’ordre des décisions politiques et de la résistance que les Français vont lui opposer n’est pas mon sujet. Par exemple, et par extension de l’exercice du pouvoir, j’aurais pu parler de la manière dont ils ont traité les migrants, ce genre de choses, mais en vérité, ce n’est pas un livre qui raconte l’histoire politique d’un pays pendant cinq ans. Pour cela, il n’aurait pas fait 350 pages mais 3500 ! Donc à un moment, il fallait faire du tri et garder cet angle, mais en effet, le financement c’est un vrai sujet, c’est certain, et même au-delà de ça, l’argent d’Emmanuel Macron. Denis Robert posait la question récemment : « Où est passé l’argent d’Emmanuel Macron ? ». Celui-ci a gagné des millions chez Rothschild et si l’on en croit la déclaration qu’il vient de faire en tant que candidat, il ne les a plus.
Benzine — Tiens donc, comme par hasard…
David Chauvel — Mais ce n’est pas un hasard ! L’angle d’attaque que défendait Denis était de dire qu’en fait, il ne l’a pas caché, il l’a dépensé parce que c’est quelqu’un qui brûle l’argent, donc probablement a un trait de caractère qui fait qu’il gère le budget de l’État de la même manière. Ce n’est pas une attaque personnelle, mais ciblée sur son idéologie et sa manière de gérer les affaires de l’État.
Benzine — Dans le livre, il y a deux portraits de Gilets jaunes, Alain et Vanessa. Comment les as-tu contactés ?
David Chauvel — Je les ai contactés via des connaissances communes, qui font partie du collectif des mutilés. Pour Vanessa, c’était sa première manifestation avec les Gilets jaunes, et Alain aussi. Les deux sont des gens totalement pacifiques, et tous les deux ont été blessés très violemment. Je voulais raconter leur destin, mais le but n’était pas de faire un livre sur les blessés et les mutilés, ni de raconter le désastre de ce qu’il leur est arrivé, même si ça en fait partie. Je voulais raconter comment la politique impacte et gère leur vie depuis toujours. Ce sont des parcours de gens issus des classes populaires ou des petites classes moyennes, des parcours de vie fragmentés, difficiles parce qu’il y a des accidents de la vie, parce qu’il y a des complications, des parcours rendus plus difficiles par des décisions politiques, notamment l’appauvrissement des services publics, etc. En fait, je raconte un mécanisme qui les amène à manifester pour d’excellentes raisons. Alain par conviction, Vanessa parce qu’elle est indignée du sort que l’on fait à la retraite de sa grand-mère. Qui peut être contre ? Qui peut en vouloir à cette personne, qui peut la blâmer ? De plus, elle repart avec des blessures terribles, et à quel moment c’est normal, ça ? On le raconte aussi parce que ça fait partie du livre, il y a eux, mais il y en a plein d’autres. Quant à l’État, il ne se reconnaît aucune responsabilité, aucune culpabilité, et ces gens sont abandonnés et livrés à eux-mêmes, c’est honteux.
Benzine — Il faut reconnaître qu’on leur a donné très peu la parole et ce que j’apprécie particulièrement dans le livre, c’est que Malo Kerfriden et toi donnez un visage à ces Gilets jaunes qu’on a tentés de déshumaniser.
David Chauvel — La presse ne veut pas parler du collectif des mutilés, ne veut pas voir leur visage parce qu’ils sont la mauvaise conscience de la France. Tout le monde a honte. Tout le monde sait ce qu’il leur est arrivé, tout le monde sait que c’est dégueulasse, et du coup personne ne veut en parler. Bien sûr j’imagine qu’il y a des journalistes qui sont prêts à le faire, des gens très bien, et tous m’ont dit que dans la presse quotidienne régionale, il y avait beaucoup de papiers. Contrairement à la presse nationale, et là, je suis persuadé que certains sont prêts à en parler mais je pense que les rédactions bloquent totalement. Personne ne veut qu’on parle d’eux, personne ne veut les voir. Et pourtant ils continuent d’exister, et j’espère qu’ils vont continuer à exister longtemps. Le livre les soutient et leur donne la parole.
Benzine — Qui a eu l’idée excellente de prendre l’image de Macron lorsqu’il était jeune comédien amateur au lycée, et d’en faire un épouvantail dans un champ de pièces de monnaie vers la fin du livre ?
David Chauvel — J’ai eu l’idée assez vite. A la base je suis quand même scénariste, au milieu de ce travail qui a été un peu journalistique et politique, et j’ai essayé de mettre autant de dramaturgie que possible dans le livre pour tendre le récit, car je savais qu’il allait être lourd, long et difficile à lire. Ainsi, le jour où je commence à travailler sur Macron, je vois cette vidéo de lui, jeune, lycéen, sur une scène, en train de jouer un épouvantail…
Benzine — On connaît peu cette vidéo, on peut la trouver sur Youtube ?
David Chauvel — Oui tout à fait ! Elle vient d’un documentaire d’un journaliste qui a eu le « scoop ». Ça remonte à l’époque où il était élève au théâtre de celle qui allait devenir son épouse. Et quand je vois ça, je n’ai pas encore le fil, mais je me dis je tiens quelque chose. Cette image, elle est incroyable parce que c’est une question de génération. On n’a pas eu d’images filmées de Jacques Chirac, de François Mitterrand, c’était une autre époque, mais maintenant, pour les gens de son âge, il reste des traces, et celle-là me tendait les bras. Sur le moment je ne savais pas quoi en faire, mais elle a fini par trouver sa place dans le livre. Et j’étais assez content, oui, en toute modestie.
“Je n’ai pas spécialement d’appétence ou d’admiration pour Jean-Luc Mélenchon, par contre je pense que c’est un brillant intellectuel mais pas un bon homme politique, sinon il serait déjà au pouvoir. Et en fait, je ne veux pas qu’il soit au pouvoir. Le contrat moral de citoyen, d’électeur qui me lie à la France insoumise, c’est la VIe République, c’est une nouvelle constitution écrite par les citoyens.”
Benzine — Le rappel que tu fais dans le livre à propos des notions de démocratie et de république est à ce titre très intéressant et très pertinent ! Que peux-tu en dire ?
David Chauvel — Le livre est un documentaire dessiné, il raconte les faits mais à certains moments il prend des chemins de traverse pour tenter d’approfondir certains sujets, ceux qui principalement ont traversé ces luttes. Par exemple le sujet qui, à travers le RIC, a traversé très fortement le mouvement des Gilets jaunes : est-ce qu’on est en démocratie ? Est-ce qu’une république est une démocratie, et il s’avère que la réponse est non. Et puis qu’est-ce qu’on met derrière les mots ? Aujourd’hui beaucoup de gens disent : « Oui la France est une démocratie », mais ils confondent souvent ce qu’est un État de droit, une démocratie et une république. Et l’un ne va pas avec l’autre et vice-versa, bref c’est plus compliqué que ça. Mais ma conviction personnelle, c’est qu’à partir du moment où 99 % de nos représentants politiques sont issus des classes supérieures, on n’est plus depuis longtemps en démocratie, et de toute façon, l’a-t-on jamais été un jour ?
Benzine — Comment y arriver à cette démocratie rêvée, qui serait donc la démocratie directe ?
David Chauvel — Étienne Chouard, qui est un penseur honni par beaucoup de gens de tous bords, vu comme un satan de la pensée (je ne suis pas d’accord avec ça), déclare : « Un peuple qui ne vote pas ses lois est un peuple impuissant. » Parce que la démocratie, c’est ça. Une démocratie représentative, c’est quand on élit des représentants, et là, on organise notre propre impuissance, on n’est déjà plus en étant de diriger notre propre destin. Et il a raison. En ce qui me concerne, je vote depuis toujours pour LFI depuis que le parti existe, depuis 2012. Je n’ai pas spécialement d’appétence ou d’admiration pour Jean-Luc Mélenchon, par contre je pense que c’est un brillant intellectuel mais pas un bon homme politique, sinon il serait déjà au pouvoir. Et en fait, je ne veux pas qu’il soit au pouvoir. Le contrat moral de citoyen, d’électeur qui me lie à la France insoumise, c’est la VIe République, c’est une nouvelle constitution écrite par les citoyens. Alors je sais bien qu’il y aura des querelles de pouvoir, et je le sais d’autant plus que je suis en train de travailler en ce moment sur le personnage de Robespierre, donc je suis plongé dans les affres de la Révolution et de la Terreur, je vois ce que c’est que la difficulté à faire naître une véritable démocratie. Il n’empêche que c’est le contrat qui nous lie à eux, et j’ai envie de le dire aux gens avec qui j’en parle, OK il y a des côtés qui vous agacent et vous déplaisent chez Mélenchon, mais là j’ai envie de dire : premièrement, est-ce que tous les aspects de la personnalité d’E. Macron vous plaisent ? Deuxièmement, ce n’est pas la question en fait. Mélenchon, sa position est très compliquée parce que je l’ai entendu dire, pas lors de cette campagne mais lors la précédente : « Vous allez m’élire pour que je disparaisse ». C’est-à-dire que l’idée, c’est qu’avec cette constituante et cette Sixième république, on se débarrasse définitivement d’un régime présidentiel. Pour ma part, je ne suis pas un enfant que son bon vieux papa va faire sauter sur ses genoux. Et la maturité politique, c’est de se débarrasser de ça ! La nation cesse d’avoir un roi bis !
Benzine — Est-ce qu’il tiendra parole s’il est élu ?
David Chauvel — Je ne sais pas. En tout cas, je suis certain de ce que fera Macron s’il est élu. Je préfère le doute à la certitude. Et de toute façon, ça ne peut pas être pire. Ça peut être certainement pire pour les gens qui possèdent mais pas pour les pauvres. J’estime que quand on est de gauche, la première des priorités, et la seule peut-être, c’est que toute la politique doit être articulée autour de cette priorité : vaincre la pauvreté, car c’est la mère de tous les maux d’une nation.
Benzine — C’est une très bonne conclusion et je propose que ce soit le mot de la fin, merci David ! En tous cas, j’ai trouvé l’ouvrage très réussi et je lui souhaite un beau succès !
David Chauvel — ça ne se passe pas mal au niveau des ventes, qui sont à peu près comme on les attendait… On n’est pas aidé par la guerre, et pas non plus par la presse généraliste, mais ça se passe bien quand même. Je pense que c’est un livre qui va continuer à avoir sa vie de toute façon.
Benzine — Merci David !
Propos recueillis par Laurent Proudhon
Res Publica est paru aux éditions Delcourt le 2 février 2022