Avec Quitters, Christian Lee Hutson prend une envergure que l’on n’attendait pas forcément de sa part et entre dans le cercle restreint des immenses songwriters. Un album qui ressemble à peu de choses prés à ce que l’on peut qualifier de chef-d’oeuvre, à cette vision d’une Amérique que l’on aime, celle d’un Townes Van Zandt.
Il nous aura fallu peu de temps pour nous réconcilier avec l’Amérique de l’ère post-Trump, celle d’un continent stimulant et novateur. Qui peut se targuer d’avoir aussi bien vu Aaron Copland, Otis Redding, Charlie Mingus ou Michael Stipe grandir dans les rues de ses villes et épanouir leurs talents, leurs mots et leurs images ? Et les autres pays, les autres continents de n’être que de simples suiveurs, de simples copieurs. Pourtant c’est cette même culture américaine quand elle est à son meilleur qui a compris que c’est de l’hybridation entre les racines européennes, le brassage cosmopolite de sa population et les échanges entre les classes sociales que se constitue ce maelstrom créatif qui fait l’acte nouveau. Et si l’avant-garde naissait toujours d’une forme de retour aux racines, au folklore, à cette vertu qui peut paraître rance à certains, à ceux dont le mépris est le seul sens esthétique.
N’étaient-ils pas visionnaires ces Woody Guthrie, ces John Fahey, ces Townes Van Zandt qui avaient compris que c’était dans la ruralité de la composition que se trouvait une forme de réalité première, tellement rationnelle qu’elle en devenait magique ? Quitters commence par un rire, comme une affirmation, comme une invitation. Installe-toi l’ami semble dire ce rire de Christian Lee Hutson. Ne dis rien et laisse le charme opérer, laisse les soucis à la porte et accompagne-moi ou plutôt laisse-moi te guider. Mais l’américain ne vient pas seul, il est ici épaulé par Phoebe Bridges et le souvent inégal Conor Oberst de Bright Eyes. Contrairement à son aîné, Christian Lee Hutson maîtrise en permanence le propos et ne le dilue jamais dans un trop plein d’artifices ou d’effets de manche un peu vains. Le maître-mot de cet ensemble pourrait être la sobriété, à comprendre comme une expression d’une extrême pudeur. Comme une distance incarnée dans la voix blanche et paradoxalement expressive de Christian Lee Hutson, pas si éloignée de celle de Sam Beam d’Iron & Wine auquel on pense parfois sur ce disque soyeux et tortueux.
Sans doute que si le regretté Robbie Basho revenait aujourd’hui, il se délesterait un peu de son mysticisme, on le retrouverait sans doute dans ces ambiances du temps de Bouquet, son disque de 1983 et son Golden Medaillon sublime. Sans doute prendrait-il les traits d’un Christian Lee Hutson, sans doute s’éloignerait-il de l’école des primitifs si chère à John Fahey pour intégrer à son folk un soupçon de ligne claire, de fluidité dans ses lignes harmoniques parfois rugueuses. Sur ce disque, sur Quitters, Christian Lee Hutson suit de prés les sommets d’un Elliott Smith du temps de XO et Figure 8. Tout est sous le signe de la réussite sur ce disque magnifique, on a d’ailleurs bien du mal à croire à une telle métamorphose tant ses disques jusqu’ici sans être honteux n’en étaient que misérablement anecdotiques. Ici, tout est identique à avant et en même temps tout est différent et fonctionne au-delà de toute espérance.
Sans doute que si le regretté John Jacob Niles revenait aujourd’hui, lui qui a été remis au goût du jour sur le sublimissime Ma Délire. Songs of Love, Lost and Found de la canadienne Myriam Gendron, sans doute donc qu’il emprunterait les mêmes chemins indécis que Christian Lee Hutson, cette hésitation permanente à vouloir s’enfermer dans un seul genre, à cotoyer aussi bien le Folk que les codes de la Pop ou de l’Alt Country. Sur Quitters, Christian Lee Hutson rend un réel hommage (sans doute inconscient) à cette valeur essentielle pour comprendre la culture américaine, pour l’appréhender au plus près, ce que l’on appelle la créolisation. Ce syncrétisme qui a su aussi bien se diffuser dans la littérature que dans la musique. On ne peut oublier tout ce que doit Mark Twain à la littérature européenne comme on ne peut oublier ce que doit le Jazz New Orleans aux chansons traditionnelles cajun ou à l’art primitif indien, ce qu’un Fats Waller doit à Bach. C’est sans doute ce syncrétisme qui explique cette variété dans le propos qui mène Christian Lee Hutson au-delà de tout espoir et le rapproche en bien des points des travaux de Damien Jurado mais l’artiste auquel on pensera le plus souvent, même si les univers sont très différents, c’est assurément Townes Van Zandt car comme lui, Christian Lee Hutson ne prend jamais de distance avec les personnages de ses chansons, comme son aîné, il entretient une tendresse avec ses amis imaginaires.
Vous devez laisser tomber votre famille. Vous devez renoncer à votre confort. Vous devez laisser tomber l’argent…. Vous devez laisser tomber votre ego. Vous devez tout laisser tomber sauf votre guitare.
Townes Van Zandt
A l’écoute de Quitters, on sent bien que Christian Lee Hutson a compris la leçon de Townes Van Zandt. Au diable les enjeux qui paralysent, au diable l’égo qui encombre, au diable la quête de reconnaissance. Ce qui prime, ce qui compte, c’est d’incarner ses chansons, de les habiter et de les vivre. Voila peut-être la raison de ces arrangements minimaux mais essentiels que l’on entend souvent sur ce disque, ne pas se laisser parasiter par l’envie, suivre son instinct.
Il sera bien difficile de ne pas être aveuglé par la grâce d’un titre comme Age Difference qui assume totalement sa fragilité mais aussi son caractère vaporeux. Christian Lee Hutson avance à la fois dans son plus simple appareil mais il nous donne aussi cette impression diffuse de se dévoiler masqué, il y a dans la trompette déchirante des échos lointains de la mélancolie d’un Chet Baker. Les textes sont étranges comme des pages arrachées d’un journal intime, comme un langage crypté dont on n’aurait pas toutes les clés. On navigue entre pudeur et tentation voyeuriste tout au long de Quitters.
Sans doute que si le regretté Elliott Smith revenait nous visiter, il se délesterait de ce mal-être qui nous l’a enlevé trop vite, sans doute que de ce malaise, il ne conserverait que la douleur mais pas les viscères, sans doute que ses chansons ressembleraient à celles d’un Sufjan Stevens ou d’un Christian Lee Hutson. Sans doute, ouvrirait-il plus grand les fenêtres, sans doute laisserait-il l’air circuler, sans doute la lumière iriserait les rideaux entrouverts, sans doute. Ce qui rapproche Christian Lee Hutson d’Elliott Smith c’est ce même sens de l’ellipse, de l’économie dans le propos, de cette capacité suggestive que peut avoir la musique des deux artistes. On a souvent enfermé Elliott Smith dans une vision très dépressive et très dépréciative du monde mais comme Christian Lee Hutson, l’auteur de XO colorait ses chansons d’un sens cruel de l’autodérision.
Pleine d’aspérités, d’accidents, de prises, la musique de Christian Lee Hutson a une valeur rare, celle d’un humanisme qui déborde de chacun de ces titres. Sans y croire, sans le savoir, l’américain signe l’un des disques essentiels de 2022.
Greg Bod