Le bonheur, c’est aussi simple qu’un concert de Bodega ! Voilà une expression qui devrait passer dans le langage courant après l’impressionnante démonstration de joie et d’énergie effectuée par le groupe de Brooklyn hier soir à la Maroquinerie !
Tous ceux qui avaient assisté à un concert de Bodega lors de leur dernier passage en France, en 2019, s’en souvenaient avec nostalgie, et personne ne pouvait imaginer manquer leur set à la Maro. D’un côté, l’excellent second album du groupe, Broken Equipment, nous avait rassurés quant au niveau actuel du groupe, mais d’un autre, le remplacement du guitariste Madison Venlding-VanDam et de la bassiste Heather Elle (lancés dans la belle aventure de The Wants) pouvait annoncer une inflexion dans les performances scéniques de Bodega…
20h05 : Deep Tan, trio londonien au look étonnamment disparate, nous surprend d’emblée avec le français impeccable de Wafah, la chanteuse, mais surtout avec sa musique originale, à la fois aérienne, élastique et tranchante. Celeste Guinness, la bassiste, au look redoutable, déploie un savoir-faire très impressionnant, à proprement parler fascinant (… et on comprend les références occasionnelles à Joy Division, du coup !). Wafah brode avec sa guitare des arabesques atmosphériques et précises, et pose sa voix discrète : les chansons sont courtes, élégantes mais portent des textes militants, dont un en français (deepfake, aux intonations orientales : « Mon corps n’est plus à moi / Et d’où vient mon visage ? »). Au juste point d’équilibre entre étrangeté et groove cold wave, voilà une musique envoûtante qui donne envie de suivre les aventures de Deep Tan. 25 minutes qui nous auront déjà mis en joie !
21h00 : on remarque que l’un des retours a été placé par les roadies face à la fosse, ce qui nous garantit qu’on entendra bien les voix au premier rang : une belle attention qui annonce ce qui va s’avérer être l’un des tous meilleurs concerts auxquels nous ayons assistés depuis des mois (le meilleur, peut-être ?). Quand ils attaquent leur set avec Slow Train (est-ce la reprise de la chanson de Bob Dylan ?), Bodega posent les bases de ce qui va résulter en une soirée triomphale : une énergie démente se dégage du drumming hystérique de Tai Lee, sur lequel la guitare réellement incandescente du prodigieux nouvel arrivant, Dan Ryan, déverse une véritable lave de riffs et de solos. Ben Hozie et Nikki Belfiglio n’ont plus qu’à placer par là-dessus leurs vocaux tantôt narquois et sensuels, tantôt survoltés… et le tour est joué ! Sauf qu’il y a très, très peu de groupes en activité sur la planète qui sont capables de faire ça, mais surtout de maintenir le même niveau pendant 1h40 !
On sait que la musique de Bodega revisite de nombreux courants passés de la musique New Yorkaise, un peu comme le font leurs voisins de Parquet Courts : punk rock façon Ramones / Johnny Thunders, rythmes épileptiques et raides à la Talking Heads, noise tourbillonnant à la Sonic Youth, et même hip hop dans les vocaux. Mais sur scène, mieux encore que sur disque, tout cela se fond en une comète flamboyante d’énergie joyeuse, et l’on ne perçoit plus les références, les inspirations : on écoute la musique de Bodega, la meilleure musique « urbaine » des années 2020.
Les grandes chansons se succèdent – NYC (Disambiguation), Statuette on the Console (avec des paroles en français, dont Ben nous demande de juger la qualité !), Doers… – mais elles ne sont finalement que la cerise savoureuse sur le gâteau, qui est cette merveilleuse offrande d’énergie. On se dit que Bodega est dans un tel état de grâce qu’ils pourraient jouer à peu près n’importe quoi, et ce serait fantastique ? Nikki, gaie, souriante, charismatique, est la figure de proue de Bodega, mais Ben, qui n’attire pas aux premiers abords tous les regards, est le capitaine (et le génie) discret qui maintient le cap au milieu de la tempête électrique. Et nous, placés juste devant Tai Lee et Dan Ryan, nous serons toute la soirée scotchés par leur présence scénique et leur technique spectaculaire…
Mais… et c’est là que se produit ce qui fait la différence entre les très bons concerts et les nuits exceptionnelles, la Maroquinerie se transforme progressivement tout entière une pile atomique. Il y a eu d’abord ce bus de lycéens arrivés de Strasbourg qui a fourni un contingent de jeunes excité(e)s qui sont monté(e)s sur scène danser à la demande de Ben. Il y a ensuite cette joie de plus en plus forte qui se dégage de la fosse, et qui finit par engloutir et emporter le groupe aussi. D’ailleurs Ben se met même à sourire et à manifester son plaisir ! Les dernières barrières sont balayées, et après un Jack in Titanic parfait, le groupe revient pour un copieux rappel qui n’est plus qu’un looooong moment de jouissance… avant de conclure avec… on a du mal à y croire, mais si, c’est bien ça, une reprise de Sympathy for the Devil ! Alors qu’on braille avec Ben les paroles mythiques de l’une des plus grandes chansons de l’histoire du Rock, on ne peut pas s’empêcher de penser que si Jagger et Richards pouvaient être là ce soir à la Maro avec nous, ils seraient fiers et émus de cette célébration de leur musique par l’un des groupes les plus pertinents de 2022 !
Alors, Bodega, meilleur groupe scénique en ce moment ? Et cette soirée, futur meilleur concert de 2022 ? La musique n’est pas une compétition, alors on s’en moque un peu. Par contre, que nous ayons tous vécu un formidable moment de bonheur hier soir, nul ne pourra en douter !
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot