Si certains groupes britanniques ont du mal à rejoindre le continent avec les nouvelles règles du Brexit, nos amis de Sleaford Mods voyagent toujours aussi légers pour venir chanter (et danser) la vraie Grande-Bretagne, celle des prolos et des rebelles.
Ce soir, nous avions prévu des retrouvailles tranquilles avec White Lies au Trabendo, et puis en milieu d’après-midi, la nouvelle est tombée : concert annulé, le matériel du groupe a été bloqué à la frontière pour un problème de papiers non remplis… Les joies et les bénéfices du Brexit et du rétablissement des frontières, quoi ! Nous nous retrouvons donc au concert de Sleaford Mods, dans une Elysée Montmartre qui tardera à se remplir, mais qui est annoncée sold out…
19h30 : LICE, ce qui signifie les poux, sont plutôt des vecteurs de chaos musical. Ils sont mené par Alastair Shuttleworth, un leader qui est amusant mais semble fou à lier : son égo surdimensionné ferait passer Pele des Hives pour un parangon de modestie, mais on imagine bien qu’il s’agit aussi d’une posture théâtrale. Les bras perpétuellement levés en l’air pour réclamer des applaudissements et des cris de la part d’un public pas encore assez nombreux et trop calme, il alterne les déclarations d’auto-satisfaction (« Nous sommes géniaux », « remerciez Sleaford Mods de vous avoir permis de nous découvrir », adlib), les cris inhumains, un peu de chant quand même. La musique part littéralement dans tous les sens, du plus spectaculaire au plus absurdement déconstruit. LICE se réclament de The Fall et de The Birthday Party, ce qui est logique, mais poussent les curseurs un peu plus loin dans l’absurde : jazz poisseux, valse crispée, postpunk dégénéré, crises de nerfs beefheartiennes, tout change constamment, tout est surprenant, et finalement plus sympathique et accrocheur qu’on aurait pu s’y attendre. Les musiciens de LICE sont excellents – avec un gros coup de cœur pour Gareth Johnson, le bassiste brutal et mobile, dans un registre d’énergie désordonnée qui peut tuer. Alastair danse le menuet comme s’il était dans la galerie des glaces de Versailles après que Poutine ait lancé une attaque chimique sur la région parisienne. LICE réclament leur dose warholienne de célébrité, et ils la méritent. Criez avec nous : « LICE ! LICE ! LICE ! »
21h05 : Le succès de Sleaford Mods en France, qui se confirme à chacune de leurs tournées, a quelque chose de paradoxal dans un pays où le niveau d’anglais est aussi bas. Car Sleaford Mods, c’est avant tout des textes malins, drôles, passionnants souvent, qui nous narrent le quotidien de nos voisins britons. On ne peut pas s’empêcher de se dire que ça, l’essence même de l’Art de Jason Williamson, n’intéresse nullement les centaines de gens qui dansent en hurlant sur les beats électroniques d’Andrew Fearn : on réagit à un « fuck » particulièrement tonitruant, on crie quand Jason pique une colère, on rit quand il fait quelques-unes de ses savoureuses mimiques qui théâtralisent (de manière il est vrai réjouissante) ces tranches de vie incarnées sur scène. Et après ?
Jason et Andrew ont débarqué avec leur dégaine de touristes – en short bien sûr -, rigolos mais très gentils : le Brexit ne les arrête pas, eux qui n’ont besoin que d’un ordinateur glissé dans un sac à dos comme matériel, et c’est là une belle revanche des gueux et des rebelles du prolétariat sur l’élite d’Eton qui ont isolé et paralysé la Grande-Bretagne. Jason et Andrew ont fait leur show pendant 1h15, ont chanté et dansé en ne buvant que de l’eau (il faut le souligner). Ils nous ont remerciés pour notre fidélité avec une vraie sincérité, et ils sont repartis avec une discrétion et une humilité qui les honorent.
Dans la salle, le niveau d’effervescence a été élevé, et une grande partie du public s’est engagée dans des danses frénétiques, ce qui n’est pas allé sans accrochages ou chamaillages : il est intéressant de constater que ce sont souvent les jeunes femmes qui se sont montrées le plus déchaînées et agressives, et qui prouvent que non, ce ne sont pas toutes les musiques qui adoucissent les mœurs ! Sur scène, Sleaford Mods ont déroulé la quasi-totalité de Spare Ribs, leur dernier album datant déjà de début 2021, mais, sans surprise, ce sont les plus anciens titres qui ont déchaîné le plus d’enthousiasme. Ainsi, le doublé final de Jobseeker (« So Mr. Williamson, what have you done in order to find gainful employment since your last signing on date? Fuck all ! I’ve been sat around the house wanking ») et de Tweet Tweet Tweet (« This is the human race / UKIP and your disgrace / Chopped heads on London streets / All you zombies tweet, tweet, tweet ») a été particulièrement sanglant et roboratif. Il a rappelé à tout le monde que, si certains passages du set de ce soir avaient pu sembler longuets, Sleaford Mods restent d’un des seuls groupes anglais à dire en toute franchise aux puissants, qui pensent pouvoir faire de nous ce que bon leur semble, ce que nous pensons d’eux.
Et pour cela, on les aimera toujours.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot