Elle nage, un long poème en prose, ou un court roman poétique signé Marianne Apostolides. Une lecture quelque fois exigeante, mais dont on ressort réconforté, rasséréné, réchauffé. Mieux !
“Elle nage.” Trois mouvements, une respiration. Un, deux, trois, et quatre. Comme son père le lui a appris. ”Elle nage.” “Elle nage, les doigts mouillés.” ”Elle nage, hésitante.” ”Elle nage, enragée.” Kat. ”Elle nage dans l’eau… elle plonge dans ses souvenirs.” Ses souvenirs les plus proches ou les plus anciens pour mettre de l’ordre, trouver un sens à la complexité de sa vie. Comprendre le moment où les choses ont changé, où tout a basculé. Comprendre pour trouver une solution, prendre une décision sur ce qu’elle devra faire de sa vie. Kat pense que chaque longueur de bassin lui permettra à la fois d’avancer vers la décision et dans la compréhension de la complexité de son existence. Nager semble être l’antithèse, l’opposé de la vie. Un mouvement simple, qu’elle reproduit avec minutie et régularité. Un cadre parfaitement défini. Et un nombre de longueurs donné — il y en aura 39 parce qu’elle a 39 ans.
Nager, c’est se donner des limites, se donner les moyens de maîtriser, de comprendre. Entre la première et la dernière longueur, dans cet espace parfaitement découpé par cette série de gestes, ses souvenirs vont pouvoir s’organiser et prendre un sens clair et la conduire vers la décision. Alors, Kat nage et nous emporte avec elle dans son sillon. Elle nage comme son père le lui a appris. Son père qui vient de mourir. Son père qui lui manque. Un des hommes, avec son mari et son amant, qui hantent ces souvenirs que Kat passe en revue pendant qu’elle nage. C’est beau, tendre, douloureux, pénible, fluide et aquatique comme le dit Margaret , la traductrice dans sa remarquable préface.
Kat nage. Longueur après longueur. Mouvement après mouvement. Souvenir après souvenir. Tout est parfaitement mécanique. Tout est découpé de manière très cartésienne. Mais cela ne marche pas tout à fait de cette façon. Tout se déroule devant elle, et s’enroule immédiatement, en même temps. La complexité difficulté? pour changer un peu de l’existence, même encadrée par les bords du bassin, même bornée par le nombre fini de longueurs à nager, ne se laisse pas réduire facilement.
Car c’est bien ce que Marianne Apostolides nous donne à lire dans ce court roman, qui est en fait un long poème. En jouant sur sur la subtilité du langage et des mots, leur ambigüité et la multiplicité de leurs sens, l’écrivaine canadienne réussit admirablement à nous faire comprendre combien tout échappe à la maîtrise. Même s’il y a un début (le moment où l’on plonge) et une fin (le moment où l’on sort du bassin), même si les gestes sont parfaitement maîtrisés, nous ne contrôlons rien. Les souvenirs arrivent par vague, dans un ordre plus ou moins indifférent, avec leur vie propre, leur propre volonté que notre cerveau ne contrôle pas.
La littérature a une vertu, de nous faire comprendre que la vie est la vie et qu’elle nous échappe. Marianne Apostolides a une qualité, être capable d’utiliser les mots pour nous le rappeler ou nous le faire comprendre. C’est une écrivaine remarquable, rare et trop peu connue. Ses textes sont parfois difficiles — surtout quand elle parle d’elle-même — mais d’autant plus importants qu’ils sont exigeants. Lire Marianne Apostolides, c’est plonger dans la poésie et dans la vie. Un livre à garder près de soi, et à relire.
Alain Marciano