Robert Haigh est sans aucun doute l’un des secrets les mieux gardés de la scène ambient et expérimentale britannique et ce depuis une quarantaine d’années. Lui que l’on connait surtout pour ses collaborations avec Nurse With Wound ou David Tibet continue de proposer une discographie exaltante à mi-chemin entre les travaux du Brian Eno des Music For Airport et une certaine idée d’un néo-classicisme loin de tout académisme. Human Remains est une nouvelle fois un joyau.
Avouons-le franchement et nettement, certains disques de la scène néo-classique nous laissent au mieux de marbre, au moins pire perplexes et à leur summum nous mettent allègrement en colère. A force de vouloir faire s’unir les codes de la cause Pop et ceux de la musique savante, ces disques deviennent souvent des oeuvres sans saveur, maladroits ou putassiers avec cette envie de plaire à tout prix qui laisse comme un arrière-goût de malhonnêteté dans l’arrière-gorge, comme une viande trop faisandée qui par son trop plein de saveur finirait par nous dégouter. A vouloir être (trop) complexes, on en devient insignifiant. D’autres disques nous harassent par leur paresse, par leur facilité, telle nappe de cordes à tel moment pour émouvoir la ménagère, ménager justement l’auditeur, ne jamais le froisser, le prendre dans le sens du poil. Toute cette démarche ne peut mener qu’à un ennui poli, on aurait presqu’envie de s’excuser pour ce bâillement intempestif, pour cette somnolence inadéquate. Dans cette masse de disques estampillés néo-classique qui sortent chaque année, il faut bien reconnaître que nombre d’entre eux nous tombent des oreilles pour cette insulte faite à notre intelligence sensible et auditive.
Certaines références de grands noms de cette scène se font parfois trop sentir comme des ombres de grands commandeurs qui phagocyteraient toute forme de créativité. Notre industrie musicale aimerait nous faire croire en de nouveaux Max Richter, de nouveaux Nils Frahm ou Olafur Arnalds alors que la pertinence vient toujours de la marge, de ceux qui s’éloignent du sentier balisé. Robert Haigh, lui, n’a pas choisi la voie facile, celle des mélodies par trop limpides, du sirop qui glisse onctueusement contre notre coeur. Lui que l’on avait vite classé dans la galaxie de Current 93 et de David Tibet, de Michael Cashmore entre néo-folk et musique industrielle. Lui qui a toujours tout fait pour échapper aux étiquettes, il pouvait être ambient là pour revenir par la porte arrière sous une autre forme. Tout le travail du britannique est comme une démonstration de ce qui n’est jamais paresseux dans la composition musicale. Tout est question de trompe l’oeil dans les ambiances du vétéran, de chausse-trappe. Les climats peuvent paraître apaisés, sereins voire aériens mais en filigrane, en arrière-plan s’exprime une torpeur sourde qui ne se dit jamais vraiment.
Avec Human Remains, il vient clore sa trilogie entamée avec le label Unseen Worlds avec Creatures of the Deep (2017) et Black Sarabande (2020). Orienté et articulé autour du piano de Robert Haigh, cette trilogie déploie le spectre le plus « apaisé » de l’anglais, on est loin de la vision bruitiste de ses disques Drum’n’Bass ou Jungle. Pour autant, Human Remains cultive comme une intranquillité subtile dans ce que le musicien ne montre pas. Comme chacun sait, ce que l’on cache est toujours le plus visible. Ces pièces musicales souvent très courtes, d’une concision précise pourraient presque passer comme anecdotiques tant elles laissent peu de prise à la critique, s’appuyant sur la seule suggestion, sur la seule impression, sur la seule émotion. C’est peut-être dans les minuscules de ce piano tempéré, dans les silences, dans cette maladresse que se terre une mélancolie triste comme un effluve fin de siècle, comme un relent de décadentisme.
Il y a dans ce disque un souci réel de l’esthétique, quelque chose qui relève du symbolisme en refusant toute forme de facilité. Ces pièces instrumentales ne mettent jamais leur attrait pour l’irrationnel, pour une certaine vision de l’inéluctable, pour le souvenir d’une mémoire oubliée. On jurerait avoir croisé dans les recoins d’une de ces partitions le spectre bien réel de Des Esseintes, le personnage de Huysmans dans A Rebours (dont je ne peux que vous conseiller l’adaptation musicale par Minizza), on a déjà entendu cette musique dans les tableaux d’Odilon Redon, peut-être dans La Germination, ce tableau de 1897. La musique de Robert Haigh pourrait être alors d’un noir cendré avec ces ombres profondes, de celles que l’on voit chez le Caravage. Sa musique pourrait être tortueuse comme les perspectives étranges d’un Léon Spilliaert. Ne voyez aucune forme de pédantisme dans ces énumérations artistiques, c’est la seule preuve de la force d’évocation de l’univers de Robert Haigh. Ce dernier nous fait voyager à l’intérieur de nous mais pour nous apprivoiser et mieux nous tromper, il glisse ça et là quelques images subliminales faussement accueillantes à l’empathie factice.
Robert Haigh est avant tout un trompeur, un voleur de sentiments. Il détrousse nos sentiments et ne laisse que ces mélodies mensongèrement limpides pour occuper le vide qu’il laisse derrière lui. On pourrait par paresse citer Erik Satie pour ce piano en gouttelettes, en larmes mais Haigh ne s’arrête jamais à une seule référence, il s’en extrait au contraire. Il y a chez lui quelque chose de Schubert, d’Alkan mais aussi du compositeur américain trop méconnu Edward Macdowell et ses sublimes Woodland Sketches (1896). Cet auteur qui l’air de rien fût un des premiers américains à s’éloigner de l’héritage européen pour proposer une véritable musique du nouveau continent, cet ancien élève de Franz Liszt pourrait être considéré à sa manière comme un trait d’union possible avec l’Appalachian Spring Suite d’un Aaron Copland. On peut se croire loin, bien loin de Robert Haigh mais pas tant que ça en fin de compte car comme Macdowell qui amena le romantisme américain à un point d’excellence, à une forme inédite d’expression , l’anglais s’égare en permanence entre symbolisme, romantisme et académisme dans des lignes de fuite ici brumeuses, là évaporées.
Et puis il y a dans la musique de Robert Haigh quelque chose qui relève du retour des saisons, les ambiances sont ici automnales ou hivernales, parfois nocturnes, souvent indistinctes. Pour autant et même si sa musique semble dessiner des paysages, elle sait aussi se faire actrice de son temps comme cet aparté ambient qu’est Lost Albion où Robert Haigh use de l’art du contraste pour mieux exprimer son propos. Les humeurs sont ici glaciales et sombres et on comprend combien les esprits peuvent être dévastés après ce cataclysme du Brexit. Mais on peut aussi lire dans un degré de compréhension cette sécheresse maladive, y percevoir autre chose.
Sans bien le dire, les pièces pour piano de Robert Haigh si évidentes, si claires, si limpides ne s’apprivoisent jamais totalement, elles se refusent à nous, elles nous assaillent et nous mordent, elles happent un peu de notre chair, un peu de nous mais elles conservent toujours ce mystère inaccessible, ce secret qui ne se dévoile jamais totalement.
Ne reste alors que ces vestiges humains.
Greg Bod