Le pianiste japonais Daigo Hanada revient avec Satori, un troisième album, sans doute le plus beau jusqu’ici. Ayant dû prendre des distances avec son instrument suite à de graves problèmes de santé, on sent comme une urgence douce dans ces treize perles de délicatesse, une oeuvre déchirante.
On ne s’explique pas toujours pourquoi telle ou telle œuvre nous touche plus qu’une autre, pourquoi un film ou une musique nous fait monter les larmes aux yeux. Sans doute y-a-t-il dans ces oeuvres-là comme le témoignage d’un temps qui reste, d’un temps qui s’écoule avant l’inéluctable, avant la fin, avant le grand terme. Il n’est pas toujours aisé d’être confronté à une finitude même lointaine, au sentiment de mortalité que l’on s’efforce de toujours mettre à distance, à ne jamais voir. Il en est ainsi de ces oeuvres et de ces créations frontales qui nous mettent face à ces évidences. Qui a pu résister aux larmes du Temps Qui Reste, ce mélo de 2005 avec le grandiose Melvil Poupaud ? Qui peut résister aux mots prononcés par la voix atone de Ian Curtis, presque déjà plus là sur The Eternal ? Qui peut résister à la voix de Kurt Wagner qui se brouille sur I Can Hardly Spell My Name sur le sublime Is A Woman ?
Ces musiques, ces films, ces images sont toujours de simples instants captés, des moments éphémères. S’ils duraient trop longtemps, on réagirait en repoussoir, on n’en verrait qu’une position misérabiliste. La douleur n’est pertinente que quand elle s’exprime dans l’éloquence d’un haiku. La concision est un antidote au voyeurisme ou à l’apitoiement. C’est cet équilibre qu’atteint le pianiste Japonais Daigo Hanada (déjà croisé dans ces pages) avec sans aucun doute son meilleur album à ce jour. Choisissant la voie d’un lyrisme austère, ces treize compositions nous bouleversent et nous saisissent pour ne jamais nous quitter. Daigo Hanada a dû interrompre sa carrière musicale suite à de graves ennuis de santé et n’a pas pu toucher à son instrument pendant plusieurs mois. C’est donc à un acte de renaissance que nous assistons à l’écoute de ce Satori. Une oeuvre à la fois lumineuse et sombre, hantée pourrait-on dire. Hantée, oui mais hantée par quoi ? Aussi étrange que cela puisse paraître, peut-être par les perspectives à venir, une création qui viendra ou pas dans les années à venir. D’entrée de jeu, le disque commence une vie autonome sans nous et sans son créateur. Il s’éloigne de ce que peut avoir proposé jusqu’ici le japonais. On sent que le subconscient et l’inconscient sont plus à l’oeuvre ici, que l’improvisation règne en maître, que le hasard a toute sa place alors qu’on entendait un sentiment de maîtrise dans les deux derniers disques de Daigo Hanada.
Les ombres de Satie ou du Akira Rabelais le plus contemplatif se font sentir sur ces pièces d’une infinie tristesse. IL y a aussi plus de vulnérabilité dans ces pièces fragiles, minimales jusqu’à l’os. Tout est incertain ici, tout est souffrance aussi mais pourtant jamais le ciel n’est plombé, pourtant jamais la pudeur ne fait preuve de modestie. Daigo Hanada nous fait cheminer dans sa douleur mais aussi dans son processus de retour à la vie, rien n’est perdu et rien n’est gagné. Il y a dans cette musique un peu du syndrôme du survivant mais aussi une leçon retenue de cet adage qu’après la tempête revient toujours le calme ou peut-être est ce plutôt ce calme avant la tempête ? Peu importe, la vie n’est qu’une suite d’instants absurdes sans liens entre eux, la musique n’est là que pour les relier et les aider à prendre sens.
L’écoute profonde consiste à écouter de toutes les manières possibles tout ce qu’il est possible d’entendre, quoi que l’on fasse. Cette écoute intense inclut les sons de la vie quotidienne, de la nature, de ses propres pensées ainsi que les sons musicaux. L’écoute profonde représente un état de conscience élevé et permet de se connecter à tout ce qui existe. En tant que compositeur, je crée ma musique grâce à l’écoute profonde.
Pauline Oliveros – Extrait de Deep Listening
On pensera souvent à l’écoute de ce disque subtil et irradiant aux merveilles de symbiose atteintes sur Einfluss (2017) entre les synthétiseurs de Hans-Joachim Roedelius et le piano d’Arnold Kasar pour cette même propension à jouer sur le romantisme et l’obscurité, aidé en cela par les nappes d’orgue (comme sur Toki par exemple). On pourrait aussi bien employer des termes hyperboliques pour apporter plus de signifiant à la musique du Tokyoïte, céleste, aérienne, ether… Mais les pièces pour piano de Daigo Hanada se suffisent à elles-mêmes, elles ont cette capacité, cette vertu de nous mener loin, très loin non pas dans un espace géographique bien normé mais dans un espace-temps qui pourrait être une post-conscience.
Et puis les disques de Daigo Hanada nous rappellent toute la pertinence de la théorie créée par la compositrice et accordéoniste américaine Pauline Oliveros sur ce que l’on appelle le Deep Listening. En 1989, avec Stuart Dempster et Panaiotis, elle théorise en musique cette recherche sur un album à redécouvrir encore aujourd’hui tant il se révèle moderne et encore prégnant chez bien des artistes dont nous suivons les travaux. L’écoute doit être un acte intrinsèquement empathique, qui exige une réceptivité aux intentions des autres et du monde naturel. La compositrice Pauline Oliveros a souvent écrit sur la signification de l’écoute tout au long de sa carrière, qui s’est étendue sur plus d’un demi-siècle et a englobé des œuvres électroniques, des compositions pour bande magnétique, des improvisations et des exercices de concentration et de réflexion destinés à approfondir l’engagement quotidien avec le son.
Elle considérait le son non seulement comme les vibrations audibles de l’air qui nous entoure, mais aussi comme la totalité des nombreuses énergies vibratoires de l’univers. Écouter, c’est prendre conscience de soi dans ce tout collectif. Cette écoute profonde doit être une pratique destinée à accroître et à élargir la conscience du son dans autant de dimensions de conscience et de dynamique attentionnelle qu’il est humainement possible. Finalement ne s’agit-il pas ici d’une forme de réponse à ce chaos sonore qu’engendre notre société, ne faut-il pas y voir une volonté de redonner du sens au non-sens ?
Ce type d’écoute de celles que proposait Pauline Oliveros ou de celles que de nombreux artistes issus de la scène néo-classique proposent, ce serait comme une opposition aux habitudes d’écoute engourdissantes encouragées par le streaming, qui positionne la musique comme un outil utilitaire de productivité, quelque chose à ignorer pendant que votre concentration se repose ailleurs. Ce type de disques comme ce Satori superbe n’est pas un outil d’aide à la méditation, il n’a aucune prétention à une fonctionnalité quelconque. Il a la seule prétention de se suffire à lui-même et en cela sans même la connaître Daigo Hanada se rapproche de la théorie de l’écoute profonde de Pauline Oliveros.
Satori comme tous les grands disques néo-classiques n’est qu’un récepteur, le récepteur d’une attention toujours accrue.
Greg Bod