Comment un acteur sans emploi peut-il devenir d’un jour à l’autre un candidat de l’extrême droite ? Comment les mots vides de sens et pleins de haine de nos aspirants dictateurs peuvent-ils séduire la France en 2022 ? Ulysse Nobody nous raconte cette histoire terrible. Et bien de chez nous.
Sous la houlette d’Homère et de Sergio Leone, cet acteur de seconde zone a choisi de s’appeler Personne Personne. Lorsqu’il se fait virer de son dernier job un peu régulier pour avoir plombé de sa tristesse endémique le Noël de la France, il n’a plus aucune raison d’espérer, et n’a plus rien pour vivre. Pourquoi ne pas accepter alors la proposition du RN, pardon du Parti Fasciste Français, qui mise sur ses talents d’orateur, pour devenir député aux prochaines législatives ? Et la machine infernale s’enclenche…
Avec Gérard Mordillat, écrivain, cinéaste et fidèle aux valeurs de la gauche (la vraie, a-t-on envie d’ajouter…) au scénario, Ulysse Nobody a peu de chance de séduire l’électorat de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, et n’hésite pas à se mettre à dos tous ceux – peut-être encore plus nombreux – qui appellent de leurs vœux la fin de la démocratie (« un dictateur honnête ! »). Peut-être même que les Havrais s’attristeront de la tristesse de leur ville telle que dessinée par Sébastien Gnaedig, mais les « ploucs » de l’Aisne seront heureux de voir que dans leur département, les fascistes ne passeront pas.
Car ce livre parle à chacun de nous, individuellement, de la place que nous voulons prendre dans une France où l’Art ne peut plus survivre face à l’hégémonie de la Société du Spectacle (n’oublions pas que la première partie de Ulysse Nobody nous raconte, et bien, la vie de chien des saltimbanques !), et où la parole d’extrême droite, raciste, haineuse, s’est totalement libérée. Notre France d’aujourd’hui. Et pour autant qu’on puisse le dire, de demain.
Ulysse Nobody, avec son délicieux graphisme ligne claire, son très bel usage des couleurs, ses dialogues parfaitement écrits (sans doute la grande expérience de réalisateur de Mordillat), a la suprême intelligence de ne pas être seulement un portrait à charge de tous ceux qui se laissent entraîner par la bêtise et les mensonges de l’extrême-droite (et d’une grande partie de la droite, il faut bien l’avouer) : son personnage principal, un « monsieur tout-le-monde » dont le talent n’a plus d’utilité en 2022, ne manque jamais de susciter notre empathie, même lorsqu’il tombe dans l’abjection, comme dans cette scène incroyable de réalisation d’un podcast « décalé » qui cumule les vues sur le Net.
Le fascisme est la bête immonde qui renaît éternellement de ses cendres, et contre laquelle nous devons lutter sans relâche, mais le fasciste n’est bien souvent qu’un pauvre homme perdu. Merci à Mordillat et Gnaedig de ne pas avoir craint de rappeler ici cette évidence.
Eric Debarnot