Portrait of a Lady, le nouvel album de Shilpa Ray, pourrait bien être celui de la reconnaissance de cette artiste rebelle et d’avant-garde, admirée par Nick Cave, qui mène un combat musical et idéologique sans merci contre tous les abus de pouvoir. Ne passez pas à côté !
Shilpa Ray est probablement l’un des secrets les mieux gardés et les plus injustifiés de la scène indie US. Et il serait temps que ça change. Et peut-être que son cinquième album, Portrait of a Lady, est suffisamment bon pour que les choses commencent à évoluer en sa faveur. The Portrait of a Lady est, on le sait, le titre de l’un des livres les plus fameux de Henry James, une description terrible de pessimisme de la situation d’une femme opprimée dans une société patriarcale d’où les sentiments vrais sont exclus, au bénéfice d’une vision mortifère de l’existence… et qui finira par rentrer dans le carcan. Ce qui évidemment l’inverse de la démarche de Shilpa Ray, jeune femme en colère, artiste d’avant-garde, performer au superlatif, bien décidée à se battre jusqu’au bout.
« Cet album est dédié aux survivantes. Puissions-nous un jour être capables de nous réapproprier notre corps. » dit la dédicace de Portrait of a Lady : on est certes ici dans la ligne directe des actions #MeToo, mais Shilpa Ray réfléchit d’abord sur sa propre expérience et sur les abus dont elle a été la victime. Et sur la façon dont on peut réagir, lutter, survivre. Et changer les choses.
Les titres, souvent fantastiques, de Portrait of a Lady, ne laissent aucune ambiguïté sur les velléités belliqueuses de Shilpa vis-à-vis de la toxicité masculine et de ses innombrables victimes, mais surtout à vis d’une société qui reste extrêmement normative, malgré les quelques progrès enregistrés récemment : Heteronormative Horsehit Blues, Lawside and Suicide, Bootlickers of the Patriarchy, Male Feminist, Same Sociopath, Charmed School for Damaged Boys…
Quant aux textes, eh bien, les textes sont un régal d’agressivité, témoins de la guerre sans partage qu’il reste à livrer contre le machisme : « Man / What a dream / A ferret’s face / And you can still get lucky / Ever think you’d be an asshole in high school / Then be appointed to the highest court of law? / Beers and Bros / Basketball and hoes / … / I hope you burn from your eczema » (Être un homme / Quel rêve / Une gueule de furet / Et tu peux encore tirer ton coup / Tu as déjà pensé que tu serais un connard au lycée / Puis être nommé à la plus haute cour de justice ? / Des bières et des potes / le basket et les putes / … / Je te souhaite de brûler de ton eczéma !).
Ce qui ne veut pas dire qu’ils manquent d’intelligence ou de subtilité pour manier les nécessaires arguments politiques ou psychologiques : en témoignent le « Though I could conquer the fate / of a snatch-less woman / Why must every move I make be a defense against you? » (Bien que je puisse choisir le destin / d’une femme sans chatte / Pourquoi est-ce que chaque chose que je ferais devrait-elle être une défense contre toi ?) sur Heteronormative Horseshit Blues, ou le « Life’s no fun when you’re a progressive / And the system works in you favor / Male Feminist / Can’t convince me of your conviction / Son / … / O I hear/ Gandhi’s lookin’ for a wife to beat » (La vie n’est pas drôle quand tu es progressiste / Et le système fonctionne en ta faveur / Homme féministe / Je n’arrive pas à me convaincre de tes convictions / Fils / … / O j’ai entendu dire que / Gandhi cherche une femme à battre »). Car les cibles de la colère de Shilpa Ray, ce ne sont pas que les troupes de Donald Trump, mais ce sont aussi les adeptes hypocrites d’un faux progressisme, ainsi que toutes celles qui jouent le jeu de la phallocratie et se soumettent aux lois du spectacle télévisé et de l’infotainment.
Shilpa Ray, sur scène, c’est « une version féminine de Johnny Thunders et de Lux Interior », nous explique un ami qui essaie habituellement de suivre chaque étape des erratiques tournées européennes de l’artiste. Ce n’est pas difficile à croire quand on écoute le terrible Manic Pixie Dream Cunt, et la furie rock’n’roll qui l’anime : Shilpa Ray y démontre en trois minutes et vingt-et-une secondes quelle grande chanteuse de Rock (au sens enragé du terme) elle peut être. Et on comprend que Nick Cave l’ait choisie il y a quelques années comme première partie de sa tournée. Mais ce n’est là qu’une facette – et pas la plus mise en avant sur Portrait of a Lady, on la retrouvera surtout sur Lawsuits and Suicide, sur Male Feminist, et sur la seconde partie, sanglante, de Bootlickers of the Patriarchy – de son talent. Car Portrait of a Lady explore une multiplicité de styles musicaux, au risque de désorienter l’auditeur à la première écoute : dream pop atmosphérique, rock’n’roll classique, électro nostalgique, soul music, rien ne résiste à l’énergie et aux convictions de Shilpa Ray. Ni à sa voix, qui évoque parfois celle de Deborah Harry de manière assez saisissante.
On attend maintenant avec impatience une hypothétique nouvelle tournée européenne de notre furie préférée. Mais, en attendant, crions avec elle, comme à la fin de Manic Pixie Sream Cunt, « Up Your, Morality ! » (Va te faire voir, moralité !).
Eric Debarnot