Si quelqu’un est capable de mettre le feu instantanément à une salle, ce sont bien Sebastian Murphy et ses Viagra Boys : ils l’ont prouvé hier soir à l’Elysée Montmartre, en laminant le public à coup de délires free jazz, de blues alcoolisé et de punk rock harassé.
Ce qui est incroyable – et assez formidable, compte tenu de la qualité de la musique de Viagra Boys – c’est l’accélération de leur succès populaire en France, ou du moins à Paris. Tournant jusque récemment dans des salles de la taille de la Maroquinerie, les voici remplissant à ras bord une Elysée Montmartre, et prévoyant un passage au Bataclan dans quelques mois. Et la chasse aux places sur le Net quelques heures avant le concert avait atteint un degré d’hystérie réservé aux événement musicaux réellement importants. On se sent donc faisant partie des privilégiés en grimpant quatre à quatre le magnifique escalier du hall de la salle !
19h40 : Nuha Ruby Ra est une jeune londonienne faisant ce qu’on qualifie dans les pays anglo-saxons de « l’Art Rock », comme si le Rock tout entier n’était pas un Art ! Sa démarche, à la fois underground et… thérapeutique (« se soigner par le cri » ou quelque chose dans le genre) est intrigante, et on attend son concert avec une certaine impatience. Elle est en solo sur scène et chante, parle et crie sur des musiques préenregistrées. Elle entame son set par des hurlements et des danses convulsives : très peu de lumières, un visage étrangement maquillé, et cette musique – forte, violente – qui se déverse comme un torrent sur elle et sur nous. C’est marrant, on pense d’abord aux grands happenings déjantés de Yoko Ono dans les seventies. Mais peu à peu, quelque chose comme une structure nait du chaos : certains morceaux évoquent le hip hop le plus audacieux, d’autres ressemblent à de la pop du XXIe siècle passée dans un concasseur. Les plus beaux moments, pour nous, bien entendu, sont quand les sonorités indus l’emportent (on rêve du Bowie de Outside…), ou mieux encore, quand on rencontre des échos de la cold wave eighties la plus expérimentale. Il faut bien dire que l’on passe parfois par des moments d’ennui, mais aussi qu’à d’autres, on vibre et on palpite avec Nuha Ruby Ra. Elle termine son set de 40 minutes comme elle l’a entamé, par des cris perçants. C’était très singulier et donc très intéressant.
21h00 : Il est difficile d’étiqueter Viagra Boys, des Suédois menés par un chanteur impressionnant d’origine américaine, Sebastian Murphy : on qualifie un peu trop simplement leur musique de « post-punk », un terme devenu très fourre-tout, et qui aurait plutôt tendance à notre avis à handicaper désormais ceux à qui on l’attribue. Parce que Viagra Boys font aussi du blues, parce que le saxo est devenu central dans leur musique, surtout depuis le décès de leur guitariste-fondateur en octobre dernier, et parce que, loin d’être de sinistres héritiers de la cold wave des années 80, ce sont des pyromanes invétérés qui manient avec aisance la fantaisie et l’humour (quasi Monty Pythonesque, avec leur obsession pour les crevettes !). Pour cette fois, nous avons décidé de les qualifier de supergroupe où les Stooges de l’époque Fun House jammeraient avec Morphine, et où ce serait Tom Waits qui officie comme frontman. Le tout biberonné à la bière, ce qui est important dans ce cirque. D’ailleurs, la bière n’est pas vraiment l’amie de Sebastian Murphy, qui arbore désormais sous ses tatouages un « petit bidon » qui l’apparente plus aux femmes enceintes qu’aux dieux du Rock…
Terminons rapidement notre description avant que le chaos s’installe sur scène et dans la salle, chauffée à blanc, et qui pogotera sans répit pendant l’heure et vingt minutes que durera le concert : Sebastian Murphy réussit le challenge de ressembler à la fois à un jeune John Cale aux débuts du Velvet (aidé par les lunettes noires…) et à un Shane MacGowan qui n’aurait pas (encore) perdu ses dents (aidé par l’air de grande fatigue, voire d’hébétude qu’il arbore régulièrement avant de s’effondrer sur scène pendant que le groupe continue à jouer…).
Les musiciens du groupe arborent quant à eux un look hétéroclite et le style musical qui va avec : Henrick, brute au crâne rasé (on dit « brute », mais il s’agit sans aucun doute du plus charmant des gentlemen de Stockholm !), aurait aimé être Peter Hook à la place de Peter Hook, et sa basse grondante est la fondation solide de toute la musique de Viagra Boys. Elias, le joli garçon plus suédois que nature, délire derrière ses claviers et s’est déguisé en cowboy. Tor a juste le nom qu’il faut pour marteler ses fûts. Quant à Oscar, le saxophoniste, il sera le second point de convergence de tous les regards (après Sebastian…), tant les hululements free de son saxo nous ramènent naturellement au LA Blues de la seconde face volcanique de l’immense Fun House. Il y aussi un guitariste au look heavy metal matiné de Hobbit, qui officie anonymement mais efficacement en remplacement de Benjamin Valle. Le tout donne une formule inhabituelle, qui permet surtout à Viagra Boys de se lancer régulièrement dans de longues phases de transe musicale, qui sont aussi propres au pogo général (dans l’énorme moshpit qui s’est formé au centre de l’Elysée Montmartre) qu’à l’anéantissement délicieux des sens. Car ils jouent fort, ces cocos, et ça fait vraiment un bien fou de se faire brutaliser ainsi…
Il semble assez vain de parler individuellement de chacune des chansons du set, tant elles ont constitué finalement de simples étapes dans un long voyage rougeoyant et incandescent, à la recherche d’une béatitude intense, aussi bien physique que mentale, au sein d’un chaos indistinct de violence bienfaisante. Finalement, on l’a dit, plus proche du free jazz que du punk rock, Viagra Boys nous ont offert une musique régulièrement splendide derrière sa radicalité. Evidemment, leur Ain’t Nice – qui rappelle les Stranglers de Rattus Norvegicus – a mis le feu : « You ain’t that nice, but you got a nice face / Hope I can fit all my shit at your place / Got a collection of vintage calculators / If you don’t like it, well babe, I’ll see you later » (Tu n’es pas si gentille, mais tu as un joli visage / J’espère que tout mon bordel tiendra chez toi / J’ai une collection de calculatrices vintage / Si tu n’aimes pas ça, eh bien, hasta la vista, baby !). Et le merveilleux blues « à la Tom Waits » de I Feel Alive nous a rappelé combien cette musique pouvait être littéralement GRANDE, à la fois bouleversante et déchirée !
Et pour finir dans un rappel de pure jouissance, le fabuleux – on pèse ses mots – Sports nous a fait bien rire en dansant (ou danser en riant…), surtout quand Sebastian s’est mis en tête de faire des pompes sur scène, et qu’il s’est écroulé à la troisième ! Allez, on gueule tous ensemble : « Beach ball / Volleyball / Naked girls / And naked boys / Do the dance / Down on the beach / Smoking dope / Short shorts / Cigarette / Getting high in the morning / Buying things off the internet / Sports / Sports / Sports » (Ballon de plage / Volley-ball / Filles nues / Et garçons nus / en train de danser / Sur la plage / en train de fumer de la drogue / Short court / Cigarettes / Se défoncer le matin / Acheter des trucs sur Internet / Sports / Sports / Sports).
A la sortie de cette furie fusionnelle, un ami nous disait : « Le meilleur groupe live de la planète… ». Pas encore, pas encore, tant la concurrence est rude, mais ils y travaillent, ils y travaillent. Allez, on reprendra bien une portion de crevettes !
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot
Viagra Boys – Welfare Jazz : le premier choc émotionnel de 2021 !