La bande dessinée de mon enfance a bien grandi. Après s’être intéressée aux adolescents, puis aux adultes, elle vise désormais le citoyen avec des essais de qualité tel Le Monde sans fin de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovivi, des enquêtes comme Res Publica de David Chauvel ou cette biographie « non autorisée » de Recep Erdogan.
Les grincheux déploreront que les Français en général et les jeunes en particulier ne lisent plus, les bédéphiles rétorqueront que, à l’instar de la mise en images du cinéma, la « mise en dessins » – quand elle s’accompagne d’un format généreux – offre des possibilités nouvelles en autorisant raccourcis, mises en abyme ou schématisations…
Journaliste turc exilé en Allemagne, Can Dündar a été condamné en 2020 à 27 ans et demi de prison pour avoir révélé l’implication des services de renseignements de son pays dans la livraison d’armes aux islamistes syriens. Il aggrave son cas avec ce long travail de recherche sur l’enfance et les début du sulfureux maître de la Turquie.
Nait en 1954 dans un pays encore laïque, Erdogan a été un gamin pauvre et bagarreur, passionné par le football et l’islam. Formé dans une école religieuse, l’adolescent milite pour le parti islamique de Nekmettin Erbakan et s’y distingue par son énergie, son ambition et sa persévérance. Il prend la tête de l’Union Nationale des Étudiants Turcs, et malgré les échecs, s’impose, progressivement, comme la figure politique montante d’Istanbul. Pour parvenir au but, il trahira son mentor.
Le livre fourmille d’anecdotes précises, documentées et révélatrices du caractère du tyran. Ainsi, jeune fonctionnaire, il a fait bâtir sa maison sans autorisation. L’affaire éclate la veille d’une élection ; ses adversaires jubilent, n’a-t-il pas triché ? Erdogan contrattaque en se présentant fièrement comme un nécessiteux contraint par la corruption des puissants à frauder. Non seulement le coup bas échoue, mais fait de lui le héros des bidonvilles. Malin, il s’empresse de flatter et de rassurer, discrètement, les industriels. Il est très fort. Avouons qu’il peut être, hors caméra, sincère, ainsi, selon lui, la fin justifie les moyens et la démocratie n’est pas un but, mais un moyen.
Le dessinateur et caricaturiste politique égyptien Jabr Anwar apporte toute sa fougue au projet. Son trait rapide livre un très réaliste Erdogan : au fil des pages, son assurance grandit, son visage se durcît et son ambition s’affiche. Manifestement, le monde n’en pas fini avec les dictatures, nous voilà prévenus
Stéphane de Boysson