Première partie d’une comédie romantique sérieusement dérangée, voire dérangeante, qui aurait pu être primée à Cannes en 2020 si le festival avait eu lieu, Suis-moi, je te fuis est une drôle d’expérience. A ne pas manquer, donc !
Réputé en France pour des films aussi singuliers et passionnants que Harmonium et l’Infirmière, Kôji Fukada a adapté en une série télévisée de 10 épisodes un manga de Mochiru Hoshisato. La version cinématographique de cette série, faisant près de 4 heures, aurait dû être présentée au Festival de Cannes de 2020, annulé du fait de la pandémie, sous le titre The Real Thing… et sort sur les écrans français en deux parties, intitulées astucieusement Suis-moi, je te fuis et Fuis-moi, je te suis. Ces informations sont importantes à prendre en compte, dans la mesure où, bien évidemment, l’origine (le manga) et la forme « réelle » du film (le feuilleton, comme on disait avant…) déterminent en grande partie d’expérience cinématographique, tant du point de vue narratif (un foisonnement d’événements, une course en avant qui semble de plus en plus frénétique) que formel (une image très simple, peu soignée, qui semble résulter d’un budget restreint)…
Et pourtant, le cinéphile français va se trouver tout naturellement porté à retrouver dans Suis-moi, je te fuis (en attendant le deuxième volet) des références qui lui sont familières, voire chères : Rohmer, Truffaut ou Rivette nous viennent tout naturellement à l’esprit devant ce « conte moral » (dont on attendra de connaître la fin pour en formuler la morale, justement…) qui raconte une drôle d’histoire d’amour (le « Boy Meets Girl » de la Nouvelle Vague) qui prend la forme d’un jeu mâtiné de thriller psychologique pervers. Le filmage très ligne claire, l’absence totale de musique (qui traduit une formidable hygiène cinématographique), l’inscription continuelle du récit dans la réalité quotidienne de la vie tokyoïte, tout cela contribue à nous y faire sentir « bien chez nous ». Pourtant, bien évidemment, l’étroitesse des appartements où vivent les personnages, l’étrange organisation du travail – le héros étant employé dans une entreprise de distribution de jouets et de feux d’artifices, qui semble bien peu professionnelle -, sans même parler de certaines références culturelles proéminentes, comme le fait que l’expression verbale de l’amour semble prohibée, font que le dépaysement est également garanti.
Il est important de ne pas connaître à l’avance trop de détails du scénario assez stupéfiant de Suis-moi, je te fuis, afin d’accompagner de découverte en révélation le personnage principal, Tsuji (Win Morisaki, parfait en candide aux motivations troubles), dont la vie va peut à peu basculer dans le chaos à la suite d’une rencontre nocturne avec une jeune femme dans l’un de ces c-stores essentiels à la vie du tokyoïte. On peut qualifier ça de comédie romantique, sauf que, même si on rit beaucoup, c’est souvent nerveusement, voire d’incrédulité, et pour le romantisme, on repassera : la vie amoureuse de Tsuji est très paradoxale, on pourrait dire « compartimentalisée », avant sa rencontre avec Uyiko, qui va tout faire exploser autour de lui. Cette suite de déflagrations imprévisibles, aussi hilarantes que profondément accablantes, va dépasser rapidement nos attentes… et c’est bien là que nait le furieux plaisir qu’on prend devant un film à la fois aussi « sage » formellement, et aussi « radical » thématiquement.
Ah, on oubliait : comme dans tout film japonais réaliste, il y a des scènes de beuveries dans des bars à hôtesses, et comme dans tout thriller local, il y a des yakuzas, dont le comportement complexe évoque assez ceux des films de Kitano.
On attendra bien entendu d’avoir vu la seconde partie de The Real Thing avant d’émettre un jugement définitif, mais il faut bien avouer que, en dépit d’une quinzaine de minutes qu’on aurait pu aisément couper dans le film, on a littéralement adoré suivre Tsuji qui suivant Uyiko qui le fuyait (ou pas ?).
Eric Debarnot