Soirée pop à la fois superbe et dérangeante avec l’étrange spectacle du chanteur néo-zélandais surdoué Jonathan Bree : hier soir, il régnait une ambiance inhabituellement oppressante à Petit Bain. Une expérience…
Encore une soirée parisienne parfaite pour moi et mes deux clones : entre Suede à Pleyel et Adam Green au Trabendo, et puis le plus rare Jonathan Bree à Petit Bain, le choix aurait été impossible sans les récents progrès scientifiques. Laissant mes clones se chamailler entre eux sur qui irait où, j’ai préféré la langueur estivale (28 degrés) des quais de Seine et l’ambiance musicale toujours parfaite de Petit Bain, pour une soirée masquée…
20h30 : Amante Amato, l’amant aimé, chante, lui, derrière un voile de gaze, sur de la musique qui se déverse de son ordinateur. Il joue un peu de guitare électrique, et sa voix est déformée par l’auto-tune. Sa musique oscille entre de l’ambient et des BO de films qui n’existent pas. C’est d’une douceur et d’une tristesse caressantes. C’est loin d’être mauvais, il y a même des passages où on se laisse très agréablement bercer et porter. De temps en temps, sa voix ressemble pas mal à celle de Phil Collins, mais on n’est pas sûr qu’il prenne ça comme un compliment. A la fin il s’enroule dans le voilage éclairé de rouge, chante une dernière chanson en italien (le reste était en anglais) et s’éclipse sans un au revoir. Difficile de savoir qu’en penser : il y a un talent certain dans ces compositions mais l’accumulation de voiles – sur le visage et sur la voix – éteint (et on comprend que c’est ce qu’il souhaite) l’émotion possible.
21h30 : Jonathan Bree est accompagné de trois musiciens – guitariste, bassiste et batteur -, tous trois installés tout au fond de la scène, devant un écran sur lequel seront projetés en permanence des films grisâtres inquiétants illustrant les chansons. Il a aussi avec lui deux danseuses, qui seront responsable de la quasi-totalité du jeu de scène, ni Bree ni ses musiciens n’esquissant aucun mouvement particulier. Et pendant une heure pile, le set se déroulera avec peu de lumières, principalement bleues et roses. Ah, j’oubliais le plus important, tout ce joli monde est masqué, ganté, sans qu’aucun millimètre de peau ne dépasse. Alors que les deux filles portent des masques lisses disposant de minces fentes pour les yeux (elles dansent, il faut quand même qu’elles voient ce qu’elles font et où elles vont), les garçons sont quant à eux littéralement privés de regard, avec leurs cagoules et leurs masques blancs intégraux, et éventuellement leurs lunettes noires. On comprend que les déplacements soient limités par prudence, mais aussi que le set ne dure qu’une heure, on a du mal à saisir comment ils font pour respirer… Bree porte aussi son affreuse perruque noire par-dessus son visage de mannequin, et l’effet est 1) d’abord amusant 2) assez rapidement oppressant.
Ce concert, reporté deux fois du fait de la pandémie, ce qui explique aussi que Petit Bain n’est pas loin d’être complet ce soir, en dépit de la popularité quand même limitée du chanteur néo-zélandais, est consacré à la promotion – décalée – de After the Curtains Close, le dernier album datant de 2020. A priori (car aucune setlist ne figure sur scène), on a droit aussi à quelques reprises de l’album précédent (Sleepwalking), d’un tout nouveau single, You Are the Man, sorti il y a peu, et, évidemment, en conclusion au morceau sans doute le plus attendu par les fans, le fameux Primrose Path. Mais il faut bien reconnaître, et c’est sans doute la limite de la musique de Jonathan Bree, en dépit de mélodies qui sont souvent très, très belles, et immédiatement mémorisables pour celles qu’on ne connaîtrait pas, il règne une certaine uniformité entre les titres : la musique de Jonathan est une sorte de pop sophistiquée et subtile interprétée dans un style très eighties – avec prépondérance de claviers et de rythmes synthétiques – et chantée de sa très belle voix de crooner « classique » (mais légèrement « dévitalisée »).
La voix de Jonathan évoque Scott Walker – ainsi que son goût pour l’abstraction – mais peut rappeler dans ses moments les plus « humains » celle du Jim Morrison de la dernière période. Sa musique, dont on sait qu’elle prend sa source dans cette des Modern Lovers, fait régulièrement écho aux tentatives synthétiquement froides d’un Gary Numan (avec un bien plus beau chant, on l’a dit). Le fait que tous les claviers soient préenregistrés est un peu décevant, vu leur prépondérance, et le concert aurait certainement bénéficié de la présence d’un musicien supplémentaires pour une véritable recréation live des chansons.
Le parti pris de la froideur, de la distance – à l’exception d’un duo avec l’une des danseuses, et d’un jet de pétales de roses sur Valentine – empêche aussi la propagation de ces émotions fortes qu’on espère toujours en live, et on a parfois l’impression – sans doute voulue – d’assister à un beau concert pop se déroulant derrière la vitrine d’un grand magasin investie par des mannequins. Ce qui est frustrant, quand même. Et puis, il y a le « problème » des danseuses, qui s’avèrent à la fois très envahissantes, accaparant les regards, et même vaguement dérangeantes dans le déploiement d’une drôle d’image de sexualité cheap et artificielle (un ami disait que ça lui rappelait la fameuse scène d’orgie de Eyes Wide Shut, un autre les vieux pornos de Marc Dorcel…). Bref, on comprend la démarche de Jonathan Bree, mais tout ça s’avère malaisant, à la longue…
Evidemment, You’re So Cool, le plus gros succès de Bree, recueille de gros applaudissements, mais c’est la tétanisante interprétation finale de Primrose Path, avec ses cris dérangés et sa conclusion effrayante qui montre ce que le concert aurait pu être en poussant plus les curseurs vers la pure et simple folie : « I’ll be good to you on the primrose path / And we’ll forget I am a sociopath / I will buy you things / Cryin’ Lion King / And I’ll try not break your sweet neck / Angel » (Je serai gentil avec toi sur le chemin de la primevère / Et nous oublierons que je suis un sociopathe / Je t’achèterai des choses / Un Roi Lion qui pleure / Et j’essaierai de ne pas te briser le cou / Mon ange…).
On se quitte sur Elvis Presley chantant Can’t Help Falling in Love, parce qu’il n’y aura évidemment pas de rappel.
Et je rentre chez moi dans la nuit chaude : j’ai enfilé ma cagoule de motard à l’envers (bon, elle est noire et non blanche, mais ça fera l’affaire) et je me prépare psychologiquement à affronter les deux clones qui vont vouloir me raconter les concerts de Suede et d’Adam Green. J’espère que je ne leur briserai pas le cou.
Texte et photos : Eric Debarnot