Et si Un visage familier, la terrifiante dystopie du Canadien Michael DeForge récompensée par un « petit prix » à Angoulême, était une œuvre majeure de la BD contemporaine ? C’est en tous cas ce que nous pensons !
Récompensé par le « Prix de l’Audace », quoi que ce soit que ça veuille dire, au dernier festival d’Angoulême, Un visage familier est passé à notre avis un peu trop inaperçu à sa parution en France, en novembre dernier. Il est vrai que le dessin du Canadien Michael DeForge est profondément déroutant par sa déconstruction systématique des formes auxquelles nous sommes (trop ?) habitués, et par l’usage de couleurs primaires souvent agressives à l’œil… Et que du coup, Un visage familier n’est pas forcément un livre qui fait très… envie. Et pourtant, au bout de quelques pages, nous voici totalement conquis, hypnotisés même par la force d’un récit qui va peut à peu atteindre des hauteurs politiques, symboliques, polémiques auxquelles nous ne sommes pas habitués.
On compare régulièrement la terrifiante dystopie imaginée ici par DeForge aux œuvres de Huxley ou d’Orwell, qui pourraient être des références écrasantes, mais sont pourtant insuffisantes par rapport à la force et à la pertinence de l’univers abominable représenté ici. DeForge décrit certes ici une société ultra-totalitaire, au sein de laquelle l’héroïne, accablée par la disparition inexplicable de la femme qu’elle aime, va rechercher une forme possible de rébellion : un type de récit politique et SF à la fois qui peut paraître en soi ultra-référencé. Mais l’énorme différence – progrès ? – est que DeForge intègre les tous derniers concepts de déréalisation (de virtualisation, comme ils disent…) de notre monde : il imagine que les humains sont devenus eux-mêmes des formes de softwares, qui sont régulièrement – et sans qu’on leur demande leur avis – « actualisés », « optimisés » par des forces supérieures quasi inconcevables.
Il y a quelque chose de cronenbergien – un autre Canadien – dans ce profond vertige d’une reconstruction infinie des corps, alors même que l’environnement est lui-même sujet à de permanents changements, sans que l’on sache s’ils sont intentionnels, accidentels ou la marque de l’existence d’une résistance à l’ordre virtuel : mais DeForge va peut-être même encore plus loin que son compatriote, en intégrant à son récit des éléments hétérogènes, comme des références à notre propre quotidien – sur les réseaux sociaux, sur nos relations avec les interfaces virtuelles de l’administration et des entreprises, sur le sentiment d’impuissance qui nous saisit face à l’absence croissante de « visages » autour de nous. Et, même si une forme d’humour y est quand même présente, Un visage familier s’apparente vite à un cauchemar absolu, entre terreur abjecte, visions psychédéliques et, surtout… une sensation de solitude émotionnelle qui fait écho à ce que nous ressentons déjà, en 2022, dans nos relations amoureuses.
A la fois absurde et trivial, violemment contestataire et furieusement intelligent de par la manière dont il dépeint notre avenir et notre présent, Un Visage familier est un chef d’œuvre indiscutable. Une œuvre majeure de la BD, qui confirme l’importance de Michael DeForge, impressionnant inventeur d’univers et narrateur d’une efficacité redoutable.
Lui attribuer le Fauve d’or d’Angoulême 2022, ça, ça aurait été de l’audace. Et de la lucidité.
Eric Debarnot