[Cannes 2022] Le Carnet de bord d’un festivalier, 1/3

En plus des critiques à chaud du Sergent, on vous propose le carnet de bord de Sébastien Boully, autre rédacteur de BENZINE présent à Cannes cette année. Voici le premier volet d’une série de trois chroniques à découvrir tout au long du festival, jusqu’à la remise des prix.

Coupez !: Bérénice Bejo
© Lisa Ritaine

Privé de Festival de Cannes en 2020 pour cause de pandémie mondiale puis reconduit dans une formule restrictive en juillet 2021, la plus grande manifestation du cinéma mondial reprend enfin le joli mai, comme mois de résidence pour célébrer l’universalité du cinéma au cœur de tous les palais cinéphiles de la mythique croisette. Comme l’incite l’affiche les spectateurs sont prêts à gravir toutes les marches pour retrouver le 7ème art tutoyer le ciel. Benzine magazine ne pouvait rater cet événement, c’est parti pour le show 2022.

  N’ayant pas les moyens et l’aura d’un Maverick Cruise pour débarquer sur la croisette à grands coups de palles, je me rends au bal cinéphile de la croisette en version low cost. Parfois les bons jours cela dit « Oui, go ! », quelquefois ça rame à l’ouverture et la voie reste ferrée ! À cause du feu, peur de ne voir qu’un écran de fumée, Cannes ça se mérite ! Avant d’arriver au palais, il ne faut pas se voir prince, au risque de déchanter. Après cette première fausse note loin de la patrouille de France, j’emprunte un carbone pour y écrire ces mots, emplis d’un vert d’espérance quant à la cuvée de cette 75ème édition. Pendant ce temps là, des centaines de festivaliers saoulés, loin d’être au zénith comme le soleil, lancent dès potron-minet, de multiples bouteilles à l’amer pour endiguer les bouchons d’un scandaleux serveur de billetterie qui dégueulent au compte-gouttes quelques « Graal » entre les nombreux bugs dont « Erreur 504 Gateway out » demeure la plus redoutée, afin d’assister de manière privilégiée aux précieuses projections. Dès le départ pas top, ça vire au gore. Le film d’ouverture ne le dément pas et entame ces douze jours de festivités, par le biais d’éclats de rires et de cervelles distillés au sein de Coupez !, nouvelle comédie réjouissante de Michel Hazanavicius en mode « copié / collé » de l’original Ne coupez pas ! (2017) de Shin’ichirô Ueda qui démontre l’art de recycler du réalisateur français.

la-maman-et-la-putain-2022
© Les Films du Losange

En matière de recyclage, la précieuse section Cannes Classics honore les films à travers de nouvelles restaurations. D’entrée de jeux à trois cette sélection monte sur ses grands chevaux pour gagner la bataille de l’applaudimètre avec La maman et la putain (1973) de Jean Eustache. Une superbe copie fièrement accompagnée dans l’écrin de la salle Luis Buñuel par Françoise Lebrun et Jean-Pierre Léaud très émus par les sonores vibrations manuelles d’un public heureux de célébrer ce réalisateur maudit. Véritable fantôme de la liberté, dont cette œuvre monumentale et libertaire demeure un joyau dont l’éclat va inonder à nouveau les salles hexagonales, et faire vibrer les cœurs  dès le 8 juin, tournant ainsi définitivement le dos à de sales histoires de droits. Mais d’autres feux d’artifices que les bruyantes explosions colorés dans le ciel cannois se déploient au sein des différentes sections du Festival. Notamment à la Semaine de la critique, dans la splendide enceinte rénovée de l’espace Miramar, où l’exaltant discours sans artifices mais empreint de passion déclamé par la formidable Ava Cahen (nouvelle déléguée générale) ouvre magnifiquement le bal avec le premier long métrage de l’acteur Jesse Einsenberg : When you finish saving the world, dont l’accueil enthousiaste augure le meilleur quant au reste de la sélection.

La Femme de Tchaïkovski: Ekaterina Ermishina
© Bac Films

Après cinq ans d’absence, car parfois la vie en manque, me voilà prêt pour  m’immerger pour la 17ème fois de ma vie dans cet effervescence cannoise, afin de carburer aux émotions massives et vous narrer librement les fluctuations de mes humeurs. De quoi je l’espère vous susciter la curiosité et l’envie, à travers mes coups de cœur si futiles au regard d’un monde qui se fissure sous l’ozone et dont la terre tremble sous le réchauffement des bombes qui massacrent la vie en piétinant la paix. Mais avant le chant du cygne, en bon disciple qui ne manque ni de foi, ni de la fièvre pour le 7ème art, mon âme s’enivre déjà dès ma première projection dans le nouveau complexe high tech du Cineum de la Bocca (à la banlieue de Cannes) en faveur de La femme de Tchaïkovski du réalisateur russe dissident Kirill Serebrennikov.  Cette formidable œuvre « faussement classique » conte l’amour fou et le désastre intime vécue par l’épouse du célèbre compositeur, né le 25 avril 1840 à Votkinsk (ville d’Oudmourtie dans la région de l’Oural). Sa vertigineuse mise en scène où la fluidité de la caméra régulièrement en plans-séquence et presque toujours suspendue (comme le destin de son héroïne) se confond avec la beauté de la photographie. Ce long métrage impressionne la rétine du spectateur tant chaque scène se mue en tableaux de maître et dresse un portrait étouffant de l’homosexualité refoulé du musicien et la descente aux enfers de sa compagne. Virtuose et glaçant, une austérité teintée par des sublimes envolées oniriques dont la sensibilité du jury ne pourrait ne pas laisser échapper l’occasion d’honorer cette funeste grandiose symphonie en cinéma majeur. Puisque le cinéma est un art universel censé ouvrir les frontières et réunir les âmes loin de toutes propagandes, gloire à l’Ukraine avec la bombe cinématographique inattendue : Pamfir de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk. Hallucinant film de contrebande et de fêtes carnavalesques, où la testostérone comme arme de mieux vivre et pour offrir un avenir meilleur à son fils, va entraîner un père dans des dérives où le fracas se retrouve le plus souvent au bout des poings. On songe au percutant Bullhead (2011) de Michael R. Roskam avec une maestria du cadre et de la profondeur de champ absolument sensationnelle. Cette déflagration saisissante s’impose déjà comme un candidat sérieux à recevoir la fameuse Caméra d’or (récompense attribué au meilleur premier film toutes sections confondues). Quoiqu’il advienne, à travers ce coup de maître, nous avons assurément assistés à la naissance d’un véritable cinéaste, dont l’avenir s’annonce épatant, il n’y a pas de Nazar…

Pamfir
© Condor Distribution

En mode « mineur » cette fois-ci, je convoque le banni des palmarès cannois, James Gray. Une fiction qui a bonne mine mais qui n’arien de la bombe émotionnelle attendue. L’évocation de sa jeunesse d’écolier dans le New York des années tendance Les quatre cent coups (1959) de François Truffaut sous l’atmosphère des années 80 sous l’ère de Ronald Reagan déçoit légèrement dans sa première heure, sans véritable rythme et de forts enjeux dramatiques. Heureusement la dernière partie du film révèle les questions politiques et une écriture plus inspirée, pour finir tardivement par nous ébranler de manière lacrymale, grâce notamment au touchant Anthony Hopkins. Le temps n’est peut-être donc pas encore venu à travers cette minimaliste fiction semi-autobiographique pour que ce subtil auteur trouve enfin à Cannes juste récompense à la mesure de  son talent. Mais je laisse place au jury (présidé cette année par l’acteur et le citoyen engagé Vincent Lindon) de trancher, la nuit leur appartient…

rmn-Cristian-Mungiu
© Le Pacte

Pour clôturer cette première journée en moins de 4 mois, 3 semaines, 2 jours, je file rejoindre au-delà des collines le cinéaste roumain Cristian Mungiu, palmé en 2007 pour son drame glaçant sur l’avortement clandestin sous le joug de Nicolae Ceausescu. Le brillant réalisateur livre avec R.M.N (l’acronyme de l’imagerie à résonance magnétique en Roumanie) une chronique implacable du quotidien d’un village reculé de Transylvanie, dont l’activité économique locale principale tourne essentiellement autour dune importante boulangerie industrielle. Grâce à une caméra naturaliste à la rigueur exemplaire et à l’acuité de l’écriture, ce récit capte constamment l’attention et scanne l’ampleur des questionnements sociétales et politiques (immigration, xénophobie, capitalisme) qui gangrènent l’Europe. L’intelligente narration à combustion lente trouve son point d’orgue à travers un anthologique plan-séquence fixe de 17 minutes dont la maestria va rester comme l’un des temps fort de cette 75ème édition du festival international de Cannes. Une œuvre remarquable. La question de la mort du cinéma en ce premier jour de fête trouve d’emblée son meilleur antidote. Tant que les auteur.e.s garderont cette flamme et livreront de telles œuvres, la lumière de l’écran n’est pas près de s’éteindre et je peux aller dormir les yeux pleins d’étoiles.

Sébastien Boully