Les montréalais d’Esmerine signent là leur disque le plus abouti, le plus novateur aussi, une forme d’osmose entre des écoles de prime apparence éloignées, d’un certain classicisme baroque au New Age en passant par le trop réducteur Post-Rock. Everything Was Forever Until It Was No More sonne en bien des points comme un éloge ou une apologie de l’immobilité qui palpite. Grand disque de contrastes.
C’est quoi le mouvement ? Le mouvement serait-il la vie, le fait d’être vivant ? L’immobilité serait alors son pendant inversé et négatif, quelque chose qui ressemblerait à la mort. Voyager serait se déplacer dans l’espace et vivre le moment dans ce qu’il a de plus ténu, de plus sensible. Le silence serait une certaine signification de l’immuabilité, d’une fixité cataleptique. Pourtant ne sentons-nous pas en nous parfois comme des mouvements intérieurs quand notre pensée s’égare ? Ne sentons-nous pas cet élan vital qui parcourt nos veines et vient se cacher à l’arrière de la peau, sous la carapace alors que nous sommes sur le point de tomber dans le sommeil ? Et si l’immobilité et le mouvement n’existaient pas ? Et si la déambulation du paysage vue de la fenêtre d’un train n’était qu’une illusion d’optique, une tromperie de notre raison, une fata morgana du quotidien ? Ne peut-on pas voyager à l’intérieur de soi sans jamais sortir de sa coquille ? Ne peut-on pas explorer les tréfonds de l’âme humaine sans jamais s’emparer d’un atlas ?
Les canadiens d’Esmerine l’ont bien compris, eux. Le mouvement est dans un entre-deux, dans cet espace infime entre l’immobilité et le silence, entre l’action et le sommeil. Le mouvement est dans cette quête, cette recherche d’une forme de mysticisme au-delà de la seule raison religieuse, dans ce cataclysme des collisions des cultures et des époques. Everything Was Forever Until It Was No More, leur nouvel album, en est encore un exemple criant ou plutôt chuchotant. D’une pertinence rare, les neuf pièces instrumentales qui constituent le septième opus des musiciens issus du catalogue Constellation ressemblent en bien des points à des mouvements tant dans son sens musical que dans celui du déplacement d’un corps. Ce n’est pas à une écoute seulement que nous invitent Rebecca Foon, Bruce Cawdron et Brian Sanderson mais bel et bien à un voyage dont le but reste incertain. Nous partons pour un ailleurs, oui mais quel ailleurs ? Nous n’obtiendrons jamais de réponse à cette interrogation mais c’est sans aucun doute tout ce qui fait le sel d’Everything Was Forever Until It Was No More, cette incertitude, cette énigme. Collaborateurs d’Efrim Menuck au sein de Godspeed You Black Emperor ou encore Silver Mount Zion, les trois musiciens qui constituent le noyau dur d’Esmerine s’éloignent du minimalisme Post-Punk du groupe phare du courant Post-Rock. L’instrumentarium et les arrangements sont beaucoup plus étoffés chez Esmerine, le spectre musical bien plus large, la volonté est à plus d’ouverture et peut-être plus d’air dans la ligne mélodique.
Le disque est en permanence hésitant dans ce refus de choisir entre les genres. Esmerine préfère les faire se côtoyer les uns avec les autres. On entend parfois comme un orchestre de chambre qui aurait retenu les leçons de Brian Eno ou celles de Rachel Grimes. Esmerine refuse à se positionner en prescripteur de bon goût et pousse l’insolence jusqu’à tutoyer des univers mal-aimés, je pense en particulier au courant New Age auquel Everything Was Forever Until It Was No More fait souvent référence. Il serait peut-être d’ailleurs temps de rendre justice et de revaloriser tout le courant New Age. On ne va pas tomber dans une posture angélique pour autant, c’est vrai que les années 70 et plus particulièrement les années 80 ont produit leur lot de disques indigestes, au-delà de la limite du Kitsch, souvent inécoutables aujourd’hui. Dans ce courant, le meilleur côtoie le pire et se mélange parfois. On aurait tôt fait de jeter dans un autodafé bienfaiteur la discographie de Dan Gibson et sa collection Solitudes, pourtant dans cette suite de musiques relaxantes, se cachent quelques pépites comme le Walking through the forest (1980) ou encore Calming sea (1981). Il faudra explorer les parcours sinueux mais souvent passionnants de Steve Roach ou encore Robert Rich, on pourra s’attarder sur l’excellente compilation des décidément essentiels Light In The Attic, Private Issue New Age Music In America 1950-1990 pour prendre conscience de la pauvreté du cliché lié au genre et de la richesse de cette scène. Alors, certes, Esmerine ne s’inspire pas seulement du courant New Age sur Everything Was Forever Until It Was No More, loin s’en faut mais il a l’élégance de s’appuyer sur ses fondements sans prendre un positionnement ironique. Esmerine assume une part de naïveté dans le propos, dans ces élancements du coeur qui jaillissent souvent au sein des titres.
Ces morceaux souvent articulés et peut-être composés dans un premier temps au seul piano sont la plupart du temps enveloppés de cordes, de violoncelles le plus régulièrement. On retrouve un peu de ce que l’on aime dans les productions de Manfred Eicher pour le label ECM dans ces longues complaintes muettes. On perçoit peut-être ici et là quelques réminiscences d’Epigraphs (2000), ce joyau méconnu du pianiste Ketil Bjornstad et du violoncelliste David Darling. Sans doute ceux qui maîtrisent bien la filmographie de Jean-Luc Godard se rappelleront cette musique minimale entendu dans le film Éloge de l’amour (2001). Comme ce disque sus-cité, Everything Was Forever Until It Was No More ne se refuse à aucune émotion, au contraire, il happe le sentiment de chaque instant comme un ogre glouton, il ne filtre rien et laisse la seule sensibilité s’exprimer parfois avec emphase, souvent avec retenue, parfois avec pessimisme, occasionnellement avec naïveté. Ni manichéen ni tranché, Everything Was Forever Until It Was No More assume son indécision en butinant d’un genre à l’autre, d’un thème à l’autre sans jamais perdre pour autant une once de cohérence.
Everything Was Forever Until It Was No More est une œuvre à la fois exigeante et accessible, elle contient en elle une force de transcendance. Ce disque fonctionne dans une forme de crescendo émotif. Comme dans une série aux rebondissements haletants, il ne faut point trop s’attacher à une émotion qui en général ne dure qu’un instant. L’exemple le plus probant de cet album restant la pierre angulaire d’Everything Was Forever Until It Was No More le sublime Entropy Incantation Radiance The Wild Sea qui commence dans un lent drone de cordes pour s’estomper dans une mélopée new age qui trouverait toute sa place dans une oeuvre de Stephan Micus pour ensuite prendre un virage bien plus Pop. Esmerine évite les écueils inhérents au genre Post-Rock en s’en affranchissant et en enrichissant sa palette musicale. Ne venez pas chercher ici de structures musicales prévisibles, la sempiternelle lente progression atmosphérique qui se désintègre en long crescendo rythmique. C’est sans doute cela qui a du contribuer à nous lasser de l’essentiel d’une scène post-rock qui n’en finit pas de singer les grands classiques du genre.
D’ailleurs, il serait sans doute un peu vain d’enfermer Esmerine dans cette étiquette Post-Rock, ils sont sans aucun doute plus proches des codes du néo-classique que de ceux dans lesquels on les rangeait jusqu’ici. Ce que l’on reproche aussi souvent aux disques Post-Rock, c’est ce verbiage virtuose, cette vertu de la technique qui rend régulièrement les productions indigestes quand elles ne sont pas hermétiques. Esmerine accompagne son auditeur et lui montre le chemin sans pour autant donner toutes les clés, on reconnaît derrière cette simplicité de façade une belle écriture bien plus complexe qu’elle ne peut donner l’impression à la première écoute. Usant avec intelligence du bourdon et de la dimension spatiale, Esmerine parvient à nous faire avaler des couleuvres et à nous faire croire que ses formules difficiles sont d’une limpidité de miroir. Number Stations en clôture doit autant au Math Rock qu’aux aspérités de la musique contemporaine.
A ceux qui se demandent si le mouvement est un simple déplacement de l’air, un simple déplacement du corps, Everything Was Forever Until It Was No More leur permet de comprendre que se mouvoir c’est aussi écouter et se laisser porter par la seule force d’une émotion. Car s’émouvoir c’est vivre et être en total mouvement, corps et esprit à l’unisson.
Greg Bod