Forcément clivant, les Crimes du Futur marque un retour de David Cronenberg au cinéma qui fit sa célébrité le siècle dernier, mais offre aussi, non sans humour, un réflexion sur l’évolution de l’art en parallèle à celle de l’humanité.
Curieux terme que ce « Futur » brandi dans le nouveau film de Cronenberg, qui sort de sa retraite 8 ans après Maps to the Stars, pour exhumer un scénario écrit il y a vingt ans, et reprenant le titre de son deuxième long métrage sorti en 1970. Un futur, qui, non daté à l’écran, reprend cette obsession pour le passé, tant le monde représenté semble décati, décrépi et en proie à une rouille avancée. L’humanité semble évoluer dans des territoires laissés à l’abandon, composant avec une neurasthénie qui atteint son corps qui ne ressent presque plus la douleur.
La recherche du frisson se fera donc par l’entremise d’expériences extrêmes, résumées par la sentence « surgery is the new sex » : incisions, mutilations, greffes s’offrent dans des tableaux presque inertes, que les performers artistique vont élever à un cérémonial sophistiqué.
C’est évidemment là l’occasion d’un rassemblement testamentaire de toute l’œuvre du cinéaste, dont l’amateur retrouvera une série de références, de Videodrome à Crash en passant par Existenz, La Mouche ou Faux Semblants. La modification du corps, la dimension profondément organique des enjeux se déploie dans un film qui n’appartient qu’à son auteur. Une plongée dans les entrailles qui ne l’empêchera pas de disserter sur la récupération par l’art des excroissances organiques tatouées, au fil de longs dialogues qui convoquent les théories sur le readymade et la performance. Et de s’interroger sur la destination ultime du paysage intérieur (inner landscape) et de la beauté de l’âme que l’anatomie pourrait donner à voir, comme si la dimension spirituelle s’était définitivement évaporée. Ces séquences verbeuses, réservoir à sentences pontifiantes « Art triumphs once again », vraiment ?), ne sont peut-être pas à prendre totalement au pied de la lettre : car ce milieu underground et désespérément à la recherche du nouveau frisson n’est pas contemplé sans ironie par le cinéaste, qui n’oublie jamais d’intégrer un humour assez acerbe à certaines séquences. Le personnage joué par Kristen Stewart concentre assez génialement ce traitement, entre névrose et adulation du grand prêtre de la performance qu’est le minéral Viggo Mortensen, portrait à peine voilé du cinéaste. D’une éjaculation précoce dans la pratique du « old sex » à une fermeture éclair pour accès direct aux organes, les personnages sont autant des figures de la provocation que des pantins en proie à un ridicule mâtiné d’humour noir.
La représentation artistique et sa théorie nourrit ainsi toute l’exposition, qui ferait presque oublier une séquence glacée d’ouverture, la seule à présenter un paysage naturel et ensoleillé. La suite des événements va tisser diverses intrigues qui, là aussi, vont renouer avec le goût du cinéaste pour les sociétés secrètes, les agents doubles et les conspirations. Dans une société dont on ne sait rien, des bureaux pas encore officiels archivent les nouveaux organes, tandis que d’autres factions tentent d’accélère l’avènement d’une nouvelle évolution de l’homme qui pourrait désormais se nourrir de tout ce qu’il a laissé sur la planète. Intrigues, conciliabules, enjeux obscurs achèvent de désincarner des personnages qui ne sont pas ce qu’ils prétendent, et dont la « beauté intérieure » semble elle-même un leurre.
Car ce futur indéterminé contient, en germe, les ferments d’une nouvelle ère, qui excède l’ego des artistes et l’érotomanie de ses adeptes. L’artiste prêtre voit advenir un enfant prophète d’une nouvelle ère, au cours d’une cérémonie qui rejoue les invariants du culte religieux, mais toujours rivé à une chair qui sera même souillée de l’intérieur.
C’est probablement dans ces fausses pistes que se livrent quelques clés de lecture, qui pourront compenser l’étrange sensation de vide, voire de forfanterie qui règne sur ces oraisons funèbres. La superbe photo nocturne de Douglas Koch, insistant sur les lumières artificielles et la rouille, participe à cette insistance sur le paradoxal manque de chair des personnages et de leurs interactions. Car dans la fresque rutilante de son testament, Cronenberg n’a pas oublié la mise en abyme qui signe la présence d’un artiste agent double, bien conscient de piéger ceux qui l’admirent.
La lucidité sur les limites de l’art en tant que religion n’en devient que plus prégnante pour saluer l’avènement d’une post-humanité, pour laquelle les prochaines émotions ne sont pas encore définies.
Sergent Pepper