Joy Division, un groupe largement ignoré quand il était en activité, est devenu l’un des piliers de l’histoire de la musique du XXème siècle, et a nourri notre amour pour le post-punk (mais pas seulement…). Est-ce pour autant une raison valable pour aller voir sur scène le tribute band Peter Hook & the Light ?
Le 18 décembre 1979, Joy Division jouait aux Bains Douches, dans – il faut bien le reconnaître et ne pas réécrire l’histoire – une quasi-indifférence générale : je le sais, j’avais à peine plus de 20 ans à l’époque, et bien que « faisant » déjà pas mal de concerts à Paris, je n’avais jamais entendu parler du groupe, et je n’étais donc pas aux Bains-Douches ce soir-là. Et cela reste l’un des rares regrets de ma vie de passionné de musique live, bien entendu. En juillet 1980, je découvrais le groupe avec la sortie de Closer, l’un des albums les plus magistraux (mais pas forcément les plus plaisants) de l’histoire du Rock, et j’apprenais du même coup que le remarquable chanteur du groupe, Ian Curtis, était mort en mai. Ce qui me priverait à jamais de la possibilité de voir le groupe sur scène.
Le 25 mai 2022, Ian Curtis nous a quittés depuis 42 ans et quelques jours, et il est devenu, comme les autres membres du « club des 23 », une icône abondamment marketée. New Order, c’est-à-dire Joy Division sans Ian mais avec de l’électronique, a triomphé pendant plusieurs décennies avant de se séparer de Peter Hook, son bassiste emblématique, responsable à 50% du son du groupe. Peter, business man malin et musicien plutôt généreux et assez cool, malgré la tronche qu’il tirait en général sur scène avec New Order, a rappelé ses potes de Monaco, groupe éphémère monté en 1995, a recruté son fiston bassiste comme lui, et a monté le tribute band ultime, Peter Hook and the Light. Et c’est ainsi que le 25 mai 2022, le Bataclan s’est rempli très vite d’une foule hétérogène venue, souvent en famille, voir interprétées sur scène des chansons qui figurent parmi les plus belles jamais écrites, en tout cas des années 80. La seule possibilité de rattraper, même partiellement, le fait de ne pas avoir été aux Bains Douches en 1979. Au moins en attendant que la technologie nous permette de voir un hologramme de Ian Curtis sur scène, ce qui ne saurait tarder.
Il n’y a, avouons-le sans honte, guère de différence entre être là au Bataclan, et aller assister à un concert d’un tribute band comme The Analogues (qui joue les Beatles) ou The Musical Box (qui recopie les titres du Genesis prog-rock) : au final, la présence de Peter Hook, désormais sosie de François Berléand à la fois débonnaire et agressif, l’homme qui a inventé le port de la basse au niveau des genoux, n’a guère de pertinence. Il ne joue presque pas de basse au cours de la soirée, portant son instrument comme une sorte de trophée, de doudou mémoriel. Il chante (plutôt mal, mais finalement pas si mal qu’on aurait pu craindre) alors qu’il n’était pas chanteur à l’époque de Joy Division : il a d’ailleurs besoin des textes des chansons dans un lutin posé devant lui, et c’est normal, puisqu’il n’a ni écrit ni chanté ces textes qui ont quasiment un demi-siècle.
Non, ce que nous faisons tous là ce soir, heureux d’être là, c’est un voyage sentimental aux sources de notre passion pour la musique, un retour vers une jeunesse meilleure que certains d’entre nous ont vécue, et d’autres, trop jeunes, seulement rêvée. Il suffit d’écouter la ferveur collective du chant du Bataclan sur Transmission et Love Will Tear Us Apart – les deux singles les plus extraordinaires de Joy Division – pour réaliser que le groupe sur scène n’importe pas vraiment : nous aurions pu sans peine nous passer d’eux, de leur interprétation fidèle mais souvent routinière de chansons pourtant prodigieuses. Peter Hook aurait pu se contenter d’être là sans jouer, juste de prendre la pose avec sa basse, comme il le fait si bien, devant les photographes. On aurait passé sur la sono les deux albums, Unknown Pleasures et Closer tels qu’ils ont été joués, dans l’ordre respectueusement suivi des titres, et la soirée aurait été tout aussi belle.
Quand nous sommes ressortis dans la rue, après près de deux heures et demie – en contant une première partie consacrée à la reproduction approximative de quelques tubes de New Order dont nous nous serions bien passés -, nous étions à la fois déçus et heureux. Déçus parce que la recréation d’un passé révolu n’est jamais au niveau de ce que l’on espère, de ce que l’on a fantasmé. Heureux parce que, parfois, comme ce soir, la nostalgie nous permet aussi de nous sentir moins seuls, en partageant notre amour avec mille cinq cents autres inconnus et quelques amis et membres de notre famille.
Oui, quand nous sommes ressortis dans la rue, nous jurions que l’on ne nous y reprendrait plus. Tout en sachant que nous y retournerions sans hésiter la prochaine fois.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot