Seconde journée très fournie au Festival Lévitation, à peu près – et c’est heureux, évitée par les orages. Et qui s’est terminée en splendeur absolue avec le concert des immenses Kikagaku Moyo, justifiant à eux seuls notre présence à Angers ce samedi.
Notre seconde journée à Lévitation débute une heure plus tôt, sans défection annoncée cette fois, mais avec une météo plus menaçante qui réduit nos chances de passer à travers les gouttes. Le programme de la journée est encore des plus copieux, heureusement que nous avons repris des forces depuis la veille.
17h : ce sont les locaux de l’étape, les Angevins de Péniche qui ouvrent le bal ce samedi, et à chaque fois qu’on les voit, on les trouve meilleurs. Leur post-rock instrumental, à la fois mélodique et percutant, semble littéralement ouvrir des fenêtres dans la réalité. En plus ces jeunes amateurs de l’élément liquide ne manquent jamais d’humour : « Pour ceux qui aiment Roland Garros, le prochain morceau en parle, il s’appelle Vendée Globe »… le genre. Leur implication physique provoque systématiquement l’enthousiasme du public. Le seul problème de leur musique, qui explose régulièrement de manière fabuleuse, c’est qu’elle est tellement tellurique qu’elle provoque la pluie ! 35 minutes de pur plaisir : cette péniche est insubmersible !
17h35 : Servo, c’est aussi très impressionnant musicalement, tout en puissance noire, quasi jusqu’au-boutiste. On est dans l’héritage direct de la cold wave symbolisée par Joy Division : vêtements noirs, sourires rarissimes, voix sépulcrale, martellement de la batterie et basse jouée au médiator, on n’est pas dépaysé. Mais Servo poussent tous les curseurs dans le rouge, et c’est là que se niche leur différence, leur originalité. Certains pics paroxystiques impressionnent. Une valeur sûre de la scène post punk française, même s’ils gagneraient à s’écarter un peu de la doxa. Et à sourire un peu.
18h15 : alors qu’une pluie violente a un peu perturbé le set de Servo, le soleil est revenu pour celui des Normands de You Said Strange, qui nous proposent leur drôle de rock mâtiné de pop complexe, propulsé par une rythmique puissante, et avec désormais l’ajout vraiment bienvenu d’un sax. Le set commence par les nouveaux morceaux du dernier (et excellent) album, qui a été salué par une critique unanime, mais, nous qui suivons le groupe depuis longtemps, apprécions aussi de nous replonger dans les vieux titres avec lesquels nous les avons découverts. Reste que le set souffrira cette fois d’une sorte d’uniformité, peut-être due à un son imparfait, ou bien à un excès de sérieux : on a ressenti moins de passion dans cette musique que d’accoutumée, en particulier dans des petites salles… Heureusement le morceau final, leur « classique » The Way to the Holy War, intense, puis mélodique, conclut leur prestation sur une note haute.
19h00 : on se dit a priori que nos chères filles de la Vallée de la Mort méritent le soleil, et que le départ des nuages orageux leur offre un accueil chaleureux approprié. Comme toujours, le trio féminin est souriant, s’amuse, alors que Larry, à la guitare, reste concentré, presque austère. Bonnie fait des petits signes aux fans des premiers rangs lorsqu’elle repère un visage connu. Comme quoi on peut jouer de la musique sombre et oppressante en s’amusant (message à nos amis de Servo !). Le son est excellent et du coup le set prend une dimension qu’il n’avait pas au Supersonic quelques jours plus tôt. Grosses accélérations, déluge de riffs tueurs, ça peut headbanguer sans problème… sans pour autant perdre le sourire. Bon, lorsque le soleil qui descend la frappe en plein visage, Bonnie en bonne mini-prêtresse gothique, habituée à ne sortir que la nuit, souffre, mais les encouragements du public l’aident à rester joyeuse. Oscillant entre mélodies pop sucrées, rock dur (stoogien, pour ainsi dire) et ambiances plus psychédéliques, la musique des Death Valley Girls – que nous avons entendu qualifier de « pâteuse », il faut le signaler ! – est une sorte de condensé du meilleur des seventies. A la fin, Bonnie descend nous faire la bise, remettre sa setlist en main propre à une fidèle des concerts du groupe, avant de chanter depuis la barrière : bref c’est la Bonnie qu’on aime ! Le set se termine sans qu’elle puisse remonter sur scène, trop haute. Pas grave, on est tous ensemble à s’amuser. Smile !
19h40 : le contraste est brutal avec Gustaf, autre groupe féminin, mais originaire de cette fois de New York City : pas du point de vue sourires, également dispensés largement par Lydia Gammill et sa bande, mais dans le style musical, typique du Brooklyn des années 2020. On passe donc du rock du XXème siècle à celui du XXIème, et c’est bien là la magie des festivals aventureux comme Lévitation. Vocaux rappés, groove omniprésent, Gustaf poursuit et actualise la musique inventée dans les années 80 par les Talking Heads. Lydia est une front woman passionnante, théâtrale, alternant menaces, postures de malaise, et plaisanteries. Elle interprète ses chansons plutôt qu’elle ne les chante, et c’est un régal de la voir passer par tous ces états, de très drôle (sur Dog, par exemple) à franchement très inquiétante (sur la majorité des titres il faut bien le reconnaître). Les effets électroniques sur la voix de Tarra, la choriste, – masculinisée – rajoutent de l’étrangeté. Best Behavior, puis Dream, avec la basse énorme de Tine, font décoller la fusée au bout de 25 minutes, même si le public reste trop sage. A la fin, sur leur lancée, Gustaf seront les premiers à enfreindre les strictes consignes d’horaire, et les organisateurs ne seront visiblement pas très heureux que le groupe ait lancé son dernier morceau alors qu’on leur demandait d’arrêter. Gustaf, le groupe le plus punk du festival ?
20h25 : BRUIT ≤, c’est encore une rupture de ton totale : une musique purement instrumentale, un post-rock intense, avec comme première particularité saillante, l’usage d’instruments à cordes en complément des « outils » traditionnels du rock. Discours scientifique enregistré (« pour une société sans compétition »…), longues plages planantes suivies de déchaînements, usage – intempestif – d’infras basses… voilà un trip qui s’avère assez austère et qu’il est difficile d’apprécier dans le contexte d’un festival… Ce qui a tendance, alors que les 21h s’approchent, à faire s’exiler le public moins réceptif vers les food trucks et les bars.
21h10 : Kim Gordon, ex-emblème des géniaux Sonic Youth (dont on ne se remettra jamais de la séparation), est la première « véritable » star de la journée. Chemisier de satin, cravate noire et improbable short de cuir noir, Kim officie au chant – et un peu à la guitare -, assistée par un redoutable trio guitare-basse-batterie féminin. Derrière les musiciennes, sur l’écran du fond de la scène Réverbération, des vidéos montrent des véhicules, des rues, des paysages, en de longs travellings de l’Amérique vue depuis ses routes. La musique de Kim Gordon n’a plus rien à voir avec celle de son ancien groupe, elle est largement déconstruite, plus expérimentale encore, avec des passages plus traditionnels, plus rock qui, évidemment, échauffent le public. Le chant de Kim reste neutre, sur un mode souvent récitatif (à noter que les paroles de ses morceaux sont placés devant elle sur un pupitre en cas de trou de mémoire). Difficile de s’impliquer dans une musique aussi abstraite, et surtout totalement dépourvue d’émotions. On s’ennuie vite, et pas mal de spectateurs déclarent forfait avant la fin de la longue heure impartie à Kim. Admettons quand même qu’un morceau vers la fin ressuscitera temporairement les fantômes de Sonic Youth, mais la déception n’en est finalement que plus grande…
22h15 : Rien de mieux pour se remettre le moral qu’un concert de Pond, en fait : et ça tombe bien, c’est ce que la programmation nous propose ! Pond, le groupe jumeau de Tame Impala, fait un peu n’importe quoi musicalement, mais s’avère sur la distance bien plus sympathique que le groupe de Kevin Parker : entre pop festive, tubes un peu racoleurs, rock musclé, funk/soul douce à l’oreille, Pond ne choisissent pas, et c’est tant mieux. Un seul mot d’ordre, faire plaisir au public en se faisant plaisir à soi-même… Mais Pond, sans déprécier nullement le talent des autres musiciens, impeccables, c’est avant tout le leader, chanteur-guitariste, Nick Albrook : cet insaisissable ludion, sorte de jeune frère de Beck qui se prend pour Mick Jagger, est toujours aussi spectaculaire et excessif, au point qu’on est en droit de se demander à quelles substances il carbure. On peut aussi trouver qu’il en fait beaucoup, beaucoup trop avec ses poses provocantes, son délire scénique continuel, et sa logorrhée amoureuse, mais quand on le voit de près, on se rend bien compte que ce mec est un… gentil, derrière son comportement de diablotin polisson toujours à la recherche de nouvelles frasques. Et puis il est quand même capable de franchir en deux bonds l’espace de la fosse pour venir chanter perché sur ses fans, et repartir aussi rapidement rejoindre ses copains sur scène : le genre d’exploit physique qu’on n’a vu personne d’autre accomplir pendant le festival. Bref, Pond nous offre du rock avec de l’énergie, des jolies mélodies, et une grosse dose de fun : à la fin du set, il y a un véritable moshpit qui s’est formé devant la scène où les gens ne pogotent pas mais dansent comme des fous. Oui, Pond, c’est ça, de la pure joie de vivre, d’être ensemble. Aucune raison de ne pas en profiter !
23h10 : On en arrive enfin à la grosse, grosse promesse de ce festival, qui surpasse toutes les autres : Kikagaku Moyo, l’énorme groupe psyché japonais qui a annoncé la fin de sa carrière et effectue une dernière tournée mondiale qu’il ne s’agit, bien entendu, de ne manquer sous aucun prétexte ! Le set de nos « motifs géométriques » (ce serait apparemment la traduction du nom du groupe…) démarre lentement, sur un mode introspectif qui ne manque pas d’être fascinant : les musiciens sont en cercle, et semblent se concentrer, se soutenir les uns les autres pour trouver la voie qui va permettre à leur musique de naître à nouveau. On remarque évidemment tout de suite que l’un des musiciens, Ryu Kurosawa, joue – debout malgré les dimensions de l’instrument – du sitar, dont il tirera des sons variant du plus traditionnel au plus moderne. L’aspect initialement méditatif de la musique laisse peu à peu place à la construction d’une atmosphère psychédélique qui rappelle fortement celle de King Gizzard (particulièrement dans leurs disques d’expérience microtonale). Et on assiste enfin à l’inclusion de poussées fiévreuses d’inspiration rock plus occidentale, plus classique… Le résultat est spectaculairement beau, émotionnel, et vite très excitant…
Plus le concert avance, plus l’alchimie fonctionne, et le public entre en transe, on voit même des slammers surfer sur la foule, sur une musique qui ne semble pourtant guère encourager ce genre d’excès ! Le plaisir des musiciens est visible, tangible même. Il est difficile de concevoir qu’on assiste à une tournée d’adieu, à la fin d’un groupe, tant on sent l’amitié, la ferveur commune qui règnent sur scène. Les 15 dernières minutes frôlent l’extase, avec un Daoud Popal au charisme redoutable qui prend des parties de guitare littéralement colossales.
On ne veut pas les laisser partir au bout d’une heure, et ils ne veulent pas s’en aller non plus. Mais les timings d’un festival sont malheureusement impérieux, et les organisateurs signalent qu’il est temps d’arrêter les choses sérieuses et de « faire la teuf » sur de l’électro conviviale…
00h15 : Mais après avoir vécu des moments d’une telle splendeur, il est à peu près inconcevable d’écouter Pelada, un duo montréalais d’électro chantée en espagnol (oui, c’est un concept, et pas le meilleur qu’on ait vu). La performance de la chanteuse – d’origine colombienne – Chris Vargas, au look spectaculaire, frôle la provocation punk, en ligne avec des textes militants et même violents. Mais il faut bien dire que tout ça sonne très creux, et quand la chanteuse prend à partie les éclairagistes en leur disant que leurs lumières sont pourries, nous décidons que nous en avons assez vu et entendu…
… Et qu’il est temps de clore cette longue et riche journée passée à « léviter » (et même aussi, à « redescendre » sur terre…).
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil