« La maligredi » de Gioacchino Criaco : un roman plein de mort (et de vie)

La maligredi est un roman passionnant, prenant, émouvant. Une histoire glaçante, désespérante mais aussi pleine d’espoir. Entre récit, témoignage, roman social, polar. Un roman qui vibre et palpite, porté par un style riche et poétique.

 Gioacchino-Criaco
© Basso Cannarsa

Sur la mer Ionienne, presque au bout du bout de l’Italie, en Calabre, se trouve Africo. Il s’agit du nouvel Africo (Africo Nuovo), un village créé quand le vieux village fut dévasté par une inondation. Les habitants furent alors relogés au bord de la mer. La zone est marécageuse, puante. Les maisons, construites à la va-vite, sont misérables ; les conditions de vie, terribles. De fait, il s’agit d’un camp de réfugiés. Pas étonnant que le train ne s’y arrête pas ! Il ne peut pas y avoir de gare puisque le village a été construit au milieu de nulle part. Pas étonnant non plus que le crime organisé ait occupé la place. Il n’y a pas que l’État qui soit absent. À l’exception de quelques paysans, la plupart des hommes valides sont partis vers le nord de l’Italie (Milan, Turin, les usines Fiat à Mirafiori) ou le nord de l’Europe (Allemagne, Belgique, France) et envoie de l’argent aux familles qui les attendent (parfois en vain). Africo Nuovo n’est même pas un village. C’est « une malédiction » où l’on va « pour expier ses péchés », comme le hurle Rocco, l’un des personnages de La maligredi.

la-maligredi-maligrediGiovacchino Criaco nous raconte la vie à Africo, par la bouche de l’un des gamins, adolescents qui vivent là, Nicolino. Les 400 coups pendant les fêtes du village, la pauvreté, le froid, la nourriture de mauvaise qualité, les maladies et les soins… L’école dans le village d’à côté, et la nécessité de prendre train, tous les jours, matin et soir – comment prendre un train qui ne s’arrête pas ?! La rencontre inévitable avec les malandrins et la découverte de l’argent facile, une tentation diabolique pour ces jeunes qui ne veulent pas fuir comme leurs pères, qui s’ennuient à l’école. Les soirées au bar, la découverte de l’alcool – il n’y a pas (encore) de drogue à Africo Nuovo. Les « don » de la ‘ndrangheta, qui règne ici en maître.

Gioacchino Criaco nous raconte la tristesse et le désespoir. Mais aussi l’amour des mères pour leurs enfants, l’amitié, les étés sur la plage, la solidarité très forte entre les habitants du quartier, les soirées autour de la seule télé disponible, les contes de la « gnura »)… Et puis l’espoir fou apporté par Papule un été que le changement est possible. Avec ses idées de gauche et ses drapeaux rouges et noirs, Papule incite certains habitants d’Africo à rejeter l’ordre social établi, qui les humilie en les ignorant, et les asservit. Quelques mois de lutte et d’espoir, de sourires et de réunions, de projets fous. Quelques mois seulement avant que État et le crime organisé s’arrangent pour reprendre la main. Les choses peuvent-elles vraiment changer ? L’espoir est-il permis pour des habitants de tels « villages » ? Ou la malédiction dont parlait Rocco existe-t-elle vraiment ?

La question est d’autant plus angoissante que l’Africo qui sert de cadre à La maligredi n’est pas sortie de l’imagination pessimiste mais riche de Gioacchino Criaco. Le village du roman a bel et bien existé (et existe toujours, d’ailleurs) et l’histoire racontée et celle du village, même si romancée. Elle ne s’est pas déroulée au 19ème siècle. Pas dans une époque reculée. La déportation des habitants d’Africo Vecchio a eu lieu après l’inondation de 1951. Le village n’a pas été délimité avant les années 80. Ce n’est qu’en 1991 que le président de la république Italienne a donné des armoiries au village ! Et la présence de la ‘Ndrangheta n’est pas un invention non plus : en 2014, le village a été dissous à cause de la prégnance du crime organisé… Et Gioacchino Criano connaît bien le village, où il est né, et sa situation. Il connaît bien la ‘Ndrangheta – son frère, Pietro, incarcéré depuis 2008, était supposé être un des boss de l’organisation. Gioacchino Criaco sait de quoi il parle et il en parle bien. Avec un style très particulier, très beau, plein et dense, il nous donne à lire un roman qui tient du récit, presqu’un témoignage. C’est ce qui en fait la beauté. Tout ce qui est écrit est inventé mais ancré dans la réalité. C’est l’expérience, le vécu qui ont guidé la plume de ce grand écrivain Calabrais. De fait, La maligredi est à la fois désespérant et lumineux, plein de vie autant que de mort, plein d’espoir comme de désespoir. Un roman qui vibre, qui palpite. Un roman de chair et de sang.

Alain Marciano

La maligredi
Roman Italien de Gioacchino Criaco
Traduit par Serge Quadruppani
Éditeur : Métailié
22,5 euros, 384 pages
Parution : 3 juin 2022