Il n’est pas toujours aisé d’entrer dans Canti di guerra, di lavoro e d’amore ce disque du duo constitué de la violoniste Silvia Tarozzi et de la violoncelliste Deborah Walker. On est tour à tour dans le chant folklorique puis dans la musique contemporaine la plus exigeante. Les deux dames nous transportent dans un endroit totalement dépaysant et absolument bouleversant.
L’étrangeté nous fait systématiquement peur dans la vie de tous les jours, elle nous interpelle car elle sait ne pas trop facilement se livrer. En ce monde où l’instantanéité est la règle, où l’acte consumériste est l’enjeu central, on se refuse la plupart du temps à se laisser surprendre, à s’égarer et à se liquéfier dans un sable mouvant. On ne jure que par le bon vieux plancher des vaches alors que l’éther s’offre à nous. C’est quoi l’éther ? Un ailleurs poétique ? Un abri comme un quant à soi ? Un jumeau empathique dans lequel on se reconnaît ? Un autre plus sauvage et moins domestiqué que nous. Cela et peut-être un peu plus.
Cela et peut-être un peu plus, c’est un peu ce que semblent nous dire la violoniste Silvia Tarozzi et la violoncelliste Deborah Walker dans ce disque de prime abord ardu qu’est Canti di guerra, di lavoro e d’amore. Pourtant tout est simple et tout est dit dans le titre de l’album, Chansons de guerre, de travail et d’amour. Les deux revisitent avec un bel esprit libertaire le riche répertoire des chants de femmes d’Emilie-Romagne. Des chants folkloriques, pour ne pas dire populaires et ne pas dire encore moins ouvriers. Les deux musiciennes proposent une relecture féministe, politique et sociale des vieux chants pour mieux nous parler du temps présent. En résulte un disque divinement inégal, délicieusement bancal qui alterne dissonances contemporaines avec des chants désacralisés, des voix anciennes qui viennent se heurter à la monstruosité de la modernité. Canti di guerra, di lavoro e d’amore devient alors un terrain de jeu et de rencontres entre l’abstraction du répertoire de la musique javanaise et la destructuration de la musique sérielle. Ce n’est certes pas une oeuvre pour tout le monde, elle est même difficile et complexe d’accés mais c’est comme pour mieux en cacher la magie, un charme qui n’en finit pas de nous intimider. Toutes ces pièces qui craquent, qui grattent et qui malaxent sont comme autant d’allégories de la femme qui travaille et qui subit. Ces pièces à la limite du bruitisme sont comme autant d’expériences vécues, ces temps d’émancipation par les femmes du nord de l’Italie dans l’immédiat après-guerre mais aussi cet esprit partisan contre la fascisme d’un Mussolini.
Derrière cette complexité de l’instrumentation se cache un patrimoine un peu perdu de vue, ces chants féminins d’un classe ouvrière aujourd’hui évaporée dans cette société de services qui nous asservit. Certes, sur le papier, les choses ont évolué, nous avons pour la seconde fois une femme première ministre. La reconnaissance de la femme dans notre société semble avoir gagnée du terrain mais n’est-ce pas finalement qu’un leurre ? A coup de quotas et de parités homme/femme, n’atteignons-nous pas des sommets d’ironie et d’hypocrisie ? A force de Me Too, ne sommes-nous pas dans une confrontation permanente des genres, dans une hystérisation d’un sujet sensible, d’une perte des nuances et des contrastes ?
Ne tombons-nous pas dans un débat réducteur, simpliste et manichéen ?
Although we are women,
We are not afraid
For the sake of our children
We put ourselves in leagueOili oili oilà and the league will grow
And we workers, and we workers
Oilì oilì olià and the league will grow
And we workers want freedomAlthough we are women,
We are not afraid
We have beautiful good tongues
And well we defend ourselvesExtrait de La Lega, premier chant féminin de lutte prolétarienne. Il fait partie du répertoire des Mondine depuis le début du vingtième siècle. Version et enregistrement original du Coro delle Mondine di Bentivoglio, remixage multipiste et arrangement de Silvia Tarozzi.
Silvia Tarozzi et Deborah Walker choisissent de ne pas prendre parti mais de poser là des témoignages que notre mémoire a délaissé. On pensera souvent à l’écoute de ces chants de travaux au disque collaboratif entre Marion Cousin et Gaspar Claus, Jo estava que m’abrasava, où les deux se réapproprient des chants anciens ibériques , « traditionnels », souvent fredonnés mais rarement enregistrés.Chants de labour, de fauchage, de cueillette des siècles derniers, y croisent chansons de geste héritées du Moyen-Âge, sous les cordes d’un violoncelle et d’une voix nourris de transes archaïques et d’explorations sonores modernes.
Car il ne faut pas oublier que la musique et le chant traditionnel ont toujours eu un caractère utilitariste comme le fantasmait Erik Satie avec ses Musiques d’ameublement. Le chant correspondait à une activité et peut-être peut-on dire que la musique folklorique traduit ainsi une poésie simple du quotidien. Force est de reconnaître aujourd’hui que certains musiciens à force de trop chercher à traduire de telles activités avec le regard d’un ethnomusicologue en perdent de vue l’authenticité de la dite activité. A force de trop intellectualiser, ils dégradent le matériau de base. Ce n’est pas le cas avec Silvia Tarozzi et Deborah Walker, elles savent toutes les deux conserver à ces chants leur caractère rude et rustique, ce chant peu amène, ce refus de la joliesse et de l’interprétation trop juste.
Ce qui circule tout au long du travail passé et présent des deux musiciennes, c’est cette volonté humble de passer par une transmission orale et partagée de la musique. On a pu rencontrer les deux dames dans le sillage d’Eliane Radigue. Les chansons toutes simples racontent une histoire de travail dur et mal payé, d’amour, d’hypocrisie de la société, de protestations, de guerre, du défi de travailler loin de chez soi, de la violence de l’oppression et du besoin de conscience politique. Le fond est simple, c’est la forme qui est plus complexe et plus difficile à appréhender. On entend aussi bien des appels chantés improvisés à partir des distances entre bergères dans les champs et les pâturages, dans la tradition des Apennins (canto a distesa), chantés par Maria Grillini comme sur Dondina que des Virelangues et comptines du dialecte émilien – comptines et « contes » des Apennins et de la vallée du Pô chantés par les grands-mères Anna et Lina et remixées par Silvia Tarozzi et Deborah Walker.
Ce disque ardu est souvent touché par la grâce comme sur Sentite Buena Gente, véritable chant de lamentation. On en comprend mieux la teneur quand on apprend qu’il s’agit d’un air des rizières pour un prisonnier autrichien interné dans le camp de concentration de Ramezzana, près de Trino Vercellese. Cela ne donne qu’une envie supplémentaire, celle d’aller fouiller dans le répertoire des chants du Mondine, cette région de l’Italie avec cette mélancolie sourde et ce spleen du peuple laborieux.
Une oeuvre difficile certes mais également généreuse pour les plus audacieux d’entre vous.
Greg Bod