Même s’il n’atteint pas à la grandeur enivrante des plus beaux moments de sa trilogie « Island Arc », Jonathan Meiburg et son Shearwater retrouvent la grâce avec un nouvel album de célébration de la nature.
« Here comes your heart attack / Starless and bible black / And here is the endgame… » (Voici venir ta crise cardiaque / Sans étoiles et dans une obscurité biblique / Voici la fin de la partie…). Quelques mots chantés par Jonathan Meiburg en ouverture du nouvel album de Shearwater, The Great Awakening, et le charme, non la magie opère à nouveau : cette magie qui avait singulièrement manqué aux albums de Meiburg depuis The Golden Archipelago, on la retrouve ici, enfin, intacte. Et notre bonheur est immense – malgré la noirceur des mots (sans même parler de la référence au King Crimson de sa période la plus abstraite) : sublime, Shearwater est à nouveau sublime. Le « digne successeur de Mark Hollis », nous susurrent ceux qui ne se sont jamais remis de Talk Talk. Nous, que Talk Talk n’a jamais complètement convaincus – et nous savons que nous avons tort, bien sûr -, retrouvons plutôt l’appel vertigineux de la nature, du silence, du vide même.
On se souvient avoir peu à peu perdu notre intérêt, ou moins notre passion pour la musique de Meiburg à partir d’Animal Joy, quand elle est devenue plus terrestre, plus rock, plus musclée, plus triviale peut-être aussi. Et, saisi par la désastreuse situation politique US, Meiburg avait laissé tomber son habit d’ornithologue rêveur, pour aller ferrailler dans l’arène de la REALITE américaine : c’était sans doute nécessaire pour lui de s’impliquer ainsi dans un contexte anxiogène, mais le résultat s’avérait beaucoup moins indispensable musicalement, même si son dernier album en date (6 ans déjà !), Jet Plane and Oxbow ne manquait pas de qualités, avec une formule plus électronique, presque berlinoise (au sens « bowien » du terme).
Retour donc à l’organique, au minimalisme, avec The Great Awakening, où Meiburg fait son deuil de l’humanité et choisit de représenter un monde sans l’homme, un monde idéal où règnent les animaux : on aura le droit de trouver ça naïf, mais qu’est-ce que ça fait du bien ! Ce retour indéniable à la splendide singularité de la « Trilogie Island Arc » (le trio Palo Santo, Rook – LE chef d’œuvre absolu de Meiburg – et The Golden Archipelago) ne signifie pas non plus qu’il ait abandonné ses ambitions et sa volonté d’aller de l’avant : plus radical encore que les œuvres des années 2006 à 2010, The Great Awakening témoigne d’un trajet patient de l’obscurité initiale (ce « Starless and Bible Black » de Highgate) vers la lumière, ou au moins une blancheur hypnotique. Avec son affirmation idéaliste « Far across the day / Carrying the hopes of a former life / That never fully died / Holding its shape in your mind again / It overruns your eyes / Fills the storm drains / Start now » (Tout au long de la journée / Porter les espoirs d’une vie antérieure / Qui ne sont jamais complètement morts / Conserver à nouveau sa forme dans votre esprit / Cela envahit vos yeux / Remplit les égouts pluviaux / Il est temps de commencer…), la conclusion de Wind Is Love évoque bel et bien la possibilité d’un nouveau départ…
https://youtu.be/6ylVfTK6j1s
Une chose frappe d’emblée, dès la première écoute de l’album : Meiburg a pris note de certains excès d’emphase (de grandiloquence ?) qui alourdissaient sa trilogie, et il a décidé d’épurer, d’évider sa musique, de la réduite à sa plus pure, sa plus simple expression. Il n’y a guère que sur Laguna Seca que des percussions tribales (?) et des grondements de guitare animent un peu une musique plus abstraite, et que sur Empty Orchestra qu’un soupçon de lyrisme renaît : pour s’imprégner du reste des 11 chansons, il faudra à l’auditeur la même patience que Meiburg a visiblement mis dans l’écriture et l’interprétation de l’album. Cette beauté, lente, n’est pas immédiate, pas évidente, elle se mérite.
Le morceau le plus beau de l’album s’appelle Xenarthran : s’inspirant de ces étranges animaux que sont les xénarthres (la famille des armadillos, les tapirs, les paresseux, principalement implantés en Amérique du Sud), Meiburg nous embarque dans un étrange voyage nocturne (While the night / Circles round the day – Pendant que la nuit / Tourne autour du jour), flottant, mystérieusement fascinant. C’est un exemple criant de ce qu’il faut bien qualifier de « génie » de la part de ce musicien aussi marginal que totalement renversant, pourvu qu’on veuille bien prêter une oreille attentive à ce qu’il peut nous offrir.
S’il manque quelque chose à The Great Awakening pour être un nouveau chef d’œuvre indiscutable au sein de la discographie de Shearwater, c’est probablement un ou deux morceaux qui offrent une perspective différente par rapport à l’atmosphère générale de l’album : Empty Orchestra explore cette piste, mais Meiburg l’abandonne trop vite. Un soupçon supplémentaire d’angoisse, de menace, de terreur même aurait rendu le voyage encore plus saisissant, plus mémorable.
Mais cessons de nous plaindre, The Great Awakening est un disque totalement à part, une merveilleuse expérience dans tous les sens du terme. Et il replace Shearwater au centre du jeu : dans notre âme et dans notre cœur.
Eric Debarnot
chronique très juste pour un album de qualité