L’antépénultième tome de la folle chronique de 9 années de la vie d’Esther, héroïne d’un monde réel que Riad Sattouf traduit en une BD populaire, nous parle de la difficulté de devenir adulte, et en filigrane, de celle de raconter cette métamorphose.
Nous avions les 16 ans d’Esther comme date butoir en tête, mais il semble que Riad Sattouf a confirmé qu’il n’arrêterait bien ses fameux (et fabuleux) Cahiers d’Esther que lorsque son héroïne aurait atteint la majorité… De fait, les dernières pages de ce septième tome de chroniques hebdomadaires de la vie d’une jeune lycéenne parisienne ne trahissent aucun signe de conclusion d’une aventure littéraire d’ores et déjà entrée dans les annales. Cependant, il est indéniable que plus les années passent, plus le projet prend une tonalité différente : accompagner une adolescente dans sa vie quotidienne et traduire ses récits en une BD populaire est clairement un exercice bien différent – et plus difficile – qu’illustrer des mots d’enfant de 10 ans.
Dans la droite ligne du tome précédent, en un peu moins passionnant peut-être, Histoires de mes 16 ans voit donc la sage Esther poursuivre sa trajectoire ascendante vers la maturité : on écrit « sage », car c’est bien ainsi qu’elle se raconte à Sattouf, en adversaire déterminée de la drogue au lycée et pleine d’un mépris, souvent justifié, admettons-le, vis-à-vis des garçons bien violents et peu subtils de sa classe. Au milieu de ce monde peu aimable qui est le nôtre, en pleine crise du Covid et du débat sur le pass sanitaire, la vaccination, etc., Esther tente de garder la tête froide. Elle ne craque guère que sur les jolis garçons sur les écrans de cinéma (ah, Timothée Chalamet, toujours le préféré !) ou dans les clips vidéos de hip hop.
Esther est toujours entourée d’une famille que l’on peut toujours trouver elle aussi exemplaire – pour peu qu’on soit de sensibilité « de gauche » – mais dont elle se détache progressivement, au moins émotionnellement. Esther grandit, elle réfléchit beaucoup à sa vie, à ce qui l’attend aussi, à son « avenir », ce truc chelou dont les adultes remplissent la tête de leurs enfants encore bien en peine de décider quel futur pourrait bien être le leur. Quelques gestes de rébellion apparaissent, surtout provoqués par les illusions d’un père qui ne voit pas que sa petite fille chérie n’est pas loin d’être une femme. Pourtant l’adolescence d’Esther reste un jardin de roses par rapport à ce que vivent beaucoup de parents !
Inévitablement, le « méta » affleure de temps en temps : il y a la chanteuse Angèle, dont l’adolescente est fan, qui déclare aimer les Cahiers d’Esther ; il y a surtout une remise en question par Esther de la manière, fort peu sexuée, dont Sattouf la dessine, et qui constitue peut-être la meilleure page du livre grâce à l’abîme de non-dit qu’elle laisse entrevoir. Et, comme dans les deux tomes précédents, l’humour est moins présent : on est loin de la vision paradoxale d’un enfant vis-à-vis du monde adulte qui enchantait les premiers tomes de la série. Il faut reconnaître l’intelligence de Sattouf qui ne rajoute jamais son grain de sel, lui qui sait si bien nous faire rire de l’absurdité, voire de l’horreur de nos existences…
On soupçonne bien une certaine auto-censure de la part d’Esther qui ne parle plus guère de relations amoureuses, ni même de simple désir, et qui se décrit donc la plupart du temps comme très raisonnable, très sérieuse. Mais il y a certainement aussi de la prudence de la part de Sattouf qui privilégie le respect de son personnage (et de la personne réelle qu’est Esther) au dépend de l’efficacité « commerciale » de ses histoires.
Gageons que les deux derniers tomes seront les plus complexes à réaliser… C’est ce défi permanent créé par la tension entre ce qui peut être raconté et ce qui doit être tu qui fait l’un des grands intérêts des Cahiers d’Esther.
Eric Debarnot