[Interview] Anne Garner : « Mon enfance a été construite autour de la peur de Dieu »

Si vous ne connaissez pas le nom d’Anne Garner, à coup sûr la musique de cette femme divine saura vous bouleverser. Tout au long de cet entretien à l’occasion de la sortie de son sixième album, le magnifique Dear Unknown, la britannique dissimule difficilement sa fragilité mais dit avec une grande pudeur toute la sensibilité et tous les accidents qui font ses chansons, ses complaintes et ses névroses.

© James Murray

La musique a cette capacité que l’on ne s’explique pas à nous bouleverser, c’est peut-être d’ailleurs le seul langage universel qui fait la compréhension réelle et le lien unique entre des êtres qui jamais ne se rencontreront. Que peut-il y avoir de commun entre vous et cette jeune femme au passé chargé, à ce regard qui scrute l’océan et se perd dans l’horizon ? C’est entre les lignes qu’il faudra cerner ce que nous évoque, ce que nous raconte la britannique Anne Garner dans cet entretien émouvant et sincère.

Anne Garner, vous revenez avec l’album Dear Unknown, votre sixième album. Si je vous dis que l’on a l’impression que vous faîtes depuis vos débuts un peu le même album, comprenez-vous ce raisonnement ? Ne voyez rien d’injurieux dans cette suggestion, au contraire, à l’écoute de votre musique et donc de chacun de vos disques, nous avons le sentiment d’un musicien qui travaille toujours sur les mêmes obsessions un peu à la manière d’un peintre qui revient encore et toujours sur le même tableau figuratif pour parvenir à saisir l’instant plein et véritable. Qu’en pensez-vous ?

Anne Garner : Lorsque je suis amené à écrire une chanson, je travaille mentalement sur quelque chose, j’essaie de donner un sens à un sentiment sans nom que je ne sais pas comment gérer. Alors quand j’arrive aux paroles et que je réussis à leur donner une forme et un nom, j’ai l’impression d’avoir capturé quelque chose de valable et de vrai. J’essaie toujours de trouver un endroit où je peux voir les émotions et les pensées et être calme face à elles, et le raffinement de ce processus créatif est l’essence même de mon travail.

 

Evoquer votre musique, c’est parler d’un certain rapport à la mélancolie, au temps qui passe mais aussi à un mystère très présent. Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

Anne Garner : Il y avait beaucoup de tristesse et de peur dans mon passé. Je ne pense pas avoir réalisé jusqu’à récemment à quel point cela a été difficile et débilitant, je ne commence vraiment à le comprendre que maintenant, en vieillissant. Écrire des chansons est un moyen de communiquer cette tristesse sans peur ni jugement. Je déteste l’idée de ne pas être authentiquement moi-même et de perdre un temps précieux en étant retenu par le passé, alors j’accueille ces mystères du présent, c’est là que je peux grandir et devenir qui je suis vraiment.

Si je vous dis qu’il y a presqu’une dimension mystique dans votre musique, comme une recherche de transcendance, comprenez-vous pourquoi ?

Anne Garner : J’essaie d’accepter des parties de mon humanité dont j’ai honte et la façon d’y parvenir est de reconnaître honnêtement ces sentiments difficiles dans mes chansons et de les partager avec les autres. Pour moi, la musique devrait toujours avoir un élément qui réveille quelque chose de partagé en nous, qu’il soit difficile ou beau, quelque chose d’intemporel et d’éternel qui crée des sentiments de connexion profonde.

Peut-on dire que votre musique pourrait être un point de rencontre entre les chants de lamentation qui traversent toute l’histoire de la musique sur tous les continents et toutes les époques, chants de lamentation souvent incarnées par des femmes, ces chants donc et ce goût des ombres que l’on entend et voit dans le travail de David Lynch par exemple. Qu’en pensez-vous ?

 Anne Garner : Avec Dear Unknown en particulier, je déplore un monde de contrôle religieux patriarcal. Au cœur de la musique, il y a un appel, un appel à l’aide, pour qu’une âme perdue, écrasée, soit autorisée à chanter sa propre chanson. Fire Walk With Me a eu un impact certain sur moi, c’était un soulagement de découvrir que quelqu’un pouvait communiquer toute cette peur et avec une telle empathie.

Anne Garner – Dear Unknown : 8 chanson au néo-romantisme gothique

 

Comme chez Lynch, on ressent dans votre musique une volonté de lâcher-prise par rapport à la réalité, Lynch emploie le biais de la méditation transcendantale pour atteindre un ailleurs. Il s’appuie d’ailleurs sur ce raisonnement qui me semble convenir à votre musique : Le vrai bonheur est à l’intérieur. Qu’en pensez-vous ?

Anne Garner : Oui, cela doit être vrai. Vous vous emmenez partout avec vous et la façon dont vous interprétez l’expérience de la vie crée votre réalité. Pour transcender les peurs et les insécurités et les voir pour ce qu’elles sont vraiment, c’est le travail de toute une vie.

Pensez-vous que pour échapper au spleen et à la tristesse il faut savoir la regarder en face ?

Anne Garner : Les ombres vous trouvent toujours. Si vous êtes capable de respirer et d’être avec votre douleur sans jugement, alors l’intensité de ces sentiments peut se dissiper et il devient possible d’embrasser la partie blessée de vous-même d’une nouvelle manière. C’est ainsi que je trouve et nourris une légèreté et une liberté que je ne connaissais pas auparavant.

A quoi a ressemblé votre enfance Anne Garner ?

Anne Garner : Mon enfance a été construite autour de la peur de Dieu et, bien qu’il y ait eu des moments heureux, j’ai eu l’impression que je ne pouvais grandir que d’une certaine manière, en accord avec les opinions religieuses de ma famille. Je manquais donc de confiance en moi, j’avais du mal à dire ce que je ressentais ou voulais vraiment et j’ai grandi en pensant que j’étais une mauvaise personne. Heureusement, j’ai découvert que je pouvais utiliser la musique et l’art pour m’exprimer et c’est ce qui m’a sauvé. Certains de mes moments les plus heureux et les plus épanouissants ont été de faire de la musique ou de dessiner des créatures étranges et farfelues dans un monde où elles sont acceptées avec tous leurs défauts.

Un peu comme Marcel Proust qui se saisit d’une Madeleine pour faire remonter le passé de son enfance, quelles seraient l’odeur et le son de votre enfance ?

Anne Garner : L’odeur des lys, ma mère les adorait et ce parfum m’apporte toujours du réconfort. Le son des rivières et des ruisseaux autour du Snake Pass dans la campagne du Derbyshire. C’était une époque d’aventures et de jeux, loin des règles strictes de la maison.

 

Votre approche de la musique s’est faite par l’apprentissage de la flute. Avez-vous connu une période de formation au conservatoire car on sent en profondeur dans votre musique l’influence de la musique classique en particulier dans ces mouvements que l’on sent dans chacun de vos morceaux ?

Anne Garner : Quand j’étais une toute jeune fille, j’avais l’habitude d’improviser à la flûte à l’église et je pense que cela a définitivement influencé ma façon d’aborder la musique maintenant, qui est un processus très organique puisque la structure de chaque chanson se développe naturellement à partir de mes sentiments et improvisations initiaux. J’ai étudié le piano et la flûte, j’ai passé le baccalauréat en musique et j’ai ensuite fait une année de licence en musique, puis ma mère est tombée malade et j’ai arrêté pour passer plus de temps avec elle avant sa mort. J’ai également étudié l’art et le design pendant plusieurs années, car j’avais l’impression d’avoir plus de points communs avec les artistes visuels qu’avec les musiciens de formation classique. En grandissant, le monde classique m’a toujours semblé un peu distant, peut-être l’est-il encore.

Les rencontres font une vie et une carrière, votre rencontre avec le producteur et musicien James Murray a eu un impact immense sur votre musique par-delà le seul fait que c’est également votre compagnon. Que pensez-vous que James Murray a amené à votre musique qui n’y existait pas avant votre rencontre ?

Anne Garner : Il a apporté des couches de design sonore riche qui ont englobé ma voix. Il a ralenti le tempo, créé plus d’espace et rendu tout plus minimal, y compris mes paroles. Je pense que le fait que la musique soit maintenant très lente permet de savourer les émotions et rend l’expérience plus riche et plus intense. De plus, la conception sonore inventive de James stimule mon imagination et donne vie à l’atmosphère de chaque chanson de manière plus viscérale.

Ce qui me semble commun dans votre travail comme dans celui de James Murray c’est peut-être une même esthétique et une même volonté conceptuelle, quelque chose qui unirait le beau à la réflexion. Qu’en pensez-vous ?

Anne Garner : Je pense que nous recherchons tous deux la beauté et la vérité dans notre travail et que l’intégrité est importante pour nous deux. Nous réfléchissons tous deux soigneusement à ce que nous voulons dire avec notre musique, qui nous est propre, et je pense que c’est en partie pour cela que nous travaillons ensemble avec succès.

Quel serait le plus beau compliment que l’on puisse faire de votre musique ?

Anne Garner : Je reçois parfois des messages de personnes qui me disent que mes chansons les ont aidées à traverser des moments difficiles, cela me semble être un rôle important que la musique peut jouer dans la vie réelle.

La plupart de vos disques contiennent huit titres, est-ce un hasard ou faut-il y voir un sens caché ? Le processus de composition est-il douloureux chez vous Anne Garner ?

Anne Garner : Le processus est douloureux, tant au niveau de l’écriture que de la production, et le fait d’arriver à huit titres finis demande une énorme quantité d’énergie émotionnelle. Le processus est également magique et édifiant et me rend profondément heureux. C’est lorsque je suis en train d’écrire une chanson que je me sens le plus vivant et le plus connecté à moi-même. Même si je dois travailler sur toutes ces choses sombres, je suis généralement une personne très positive et je me sens concernée. J’ai réalisé que plus j’ai de la compassion pour moi-même, plus je peux être là pour les autres et donc, même si beaucoup de chansons proviennent d’un endroit difficile, j’espère toujours réconforter et consoler aussi.

Dear Unknown, le sixième album de la divine Anne Garner est sorti le 01 avril 2022.
Un grand merci à Anne Garner et James Murray.