Un récit « horrifique » où l’horreur n’est pas de celluloïd mais bien réelle, où les croquemitaines sont bien plus redoutables que Leatherface ou Freddy Krueger. Une œuvre autobiographique incandescente par un émule du comics underground.
Lorsque, dans les années 70, les parents de Glenn envoyèrent leur fils au manoir de Chartwell, ils ne voulaient que son bien, le but étant d’améliorer ses médiocres résultats. Loin de se douter qu’ils le plaçaient dans les griffes d’un redoutable pédophile, directeur de cet établissement si réputé… Cinquante ans plus tard, Glenn Head retrace son effroyable expérience dont il gardera des séquelles psychiques tout sa vie.
Avec ce récit autobiographique dont la couverture évoque davantage un conte gothique horrifique, Glenn Head relate son adolescence passée dans ce pensionnat lugubre du New Jersey mais à la réputation prestigieuse, « à la manière britannique », Le Manoir de Chartwell. Cet établissement avait pour objectif de repêcher les élèves en difficulté. Alors que Glenn était peu doué pour les études, ses parents avaient décidé de l’y envoyer afin de faire de lui un élève modèle. Mais le vernis va très vite se fissurer, car il y a décidément quelque chose qui ne tourne pas rond chez Lynch, le directeur de l’établissement, qui a pour lubie de se faire appeler « Monsieur ». Car « Monsieur » aime les jeunes garçons, au-delà du raisonnable. Mégalo et adepte des châtiments corporels, de l’humiliation publique et de la manipulation mentale, cet odieux personnage souffle le chaud et le froid. Quand sa main ne manie pas le bâton, elle se fait baladeuse et – un peu trop – caressante avec ses jeunes pensionnaires, qui pour la plupart en manque d’affection, s’accommodent de ces pratiques libidineuses ou préfèrent en rigoler pour mieux masquer, sans doute, leur malaise.
Glenn Head, en opérant ce retour sur lui-même, nous révèle combien ces quelques années ont laissé des traces dans sa psyché, souvent de façon inconsciente. C’est une véritable descente aux enfers que l’auteur va traverser dans les longues années qui vont suivre, entre alcool et défonce, addiction à la pornographie et fréquentation des prostituées. Une façon suicidaire de fuir les fantômes de ce passé qui le conduisaient à croire que le sexe était une chose sale et honteuse, qui ne pouvait se vivre que dans le secret. Et si le jeune Head, comme beaucoup de garçons de son âge, venait d’une famille où les tabous religieux étaient puissants, le répugnant Monsieur Lynch n’aura fait assurément qu’amplifier le problème, par ses doctrines scabreuses auxquelles il associait l’honneur ou des pseudo-discours bibliques où le diable tentateur se nichait partout.
Après des années d’égarement dans une débauche sans lendemain, l’auteur aura, presque miraculeusement, réussi sa traversée du Styx. Mais le constat est peu réjouissant : Lynch, qui purgea finalement des peines de prison, toujours allégées d’une remise en liberté conditionnelle et au final peu sévères au regard des préjudices infligés, physique et moraux – aura entraîné dans son chaos mental nombre des camarades de Glenn Head et probablement beaucoup d’autres durant les quinze années où il fut à la tête de l’établissement. Aucun des trois garçons qu’il connut là-bas n’en est sorti indemne, tous étant marqués d’une manière ou d’une autre dans leur chair et leur mental, lestés d’un poids qui a gravement compromis leur épanouissement social.
Le dessin noir et blanc de Head, très influencé par l’école de la BD alternative U.S., est totalement en phase avec ce récit hallucinant. Sombre et nerveux, rageur et acéré, son trait laisserait presque penser que cette autobiographie tumultueuse a été produite sous acide. L’auteur ne nous épargne rien, c’est souvent « trash » et les âmes les plus sensibles devront se préparer psychologiquement à pénétrer cet univers cauchemardesque. La pédophilie y est abordée frontalement, à travers le personnage de Lynch, mais sans voyeurisme et de manière suggérée, un délicat exercice d’équilibriste que Glenn Head accomplit parfaitement pour mieux dénoncer l’hypocrisie de certaines institutions qui préfèrent fermer les yeux sur la question. Paradoxalement, le dessin recèle une étrange beauté graphique, partagé entre un côté cartoonesque et azimuté évoquant un certain Crumb (qui ne manque pas de dire tout le bien qu’il pense de l’ouvrage en quatrième de couverture), et une dimension noire et surréaliste qui n’est pas sans rappeler Charles Burns.
Inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique, l’auteur new-yorkais publie ici sa première œuvre à destination du public francophone. A l’évidence, il s’est beaucoup remué les tripes pour accoucher d’un tel récit — et d’ailleurs on y vomit pas mal —, et peu avant lui ont évoqué si abruptement un sujet aussi douloureux. Lorsqu’on n’est pas concerné, on imagine mal que derrière les lourdes portes des institutions les plus réputées, nombre de jeunes gens voient leur vie brisée par des individus pervers arborant le masque de la respectabilité, dans le silence complice de leur hiérarchie et de leurs collaborateurs. Mais désormais, les langues se délient et fort heureusement, l’impunité n’est plus de mise (comme on a pu le voir, l’Église catholique en a fait récemment les frais !). Une œuvre à lire d’urgence qui décrit parfaitement les ravages induits par ces âmes sordides.
Laurent Proudhon