Après Commando colonial, le duo Brunö et Appollo nous propose une extraordinaire plongée dans l’histoire politique du Zaïre contemporain. Dans la touffeur de la nuit africaine, voici le crépuscule d’un pays imaginaire, magistralement raconté.
La littérature est universelle. Pour ceux qui en douteraient, Appollo associe deux univers que l’on aurait pu croire trop éloignés l’un de l’autre.
Il tire ses héros et ses décors du fascinant monde créé par Ahmadou Kourouma dans En Attendant le vote des bêtes sauvages. Le conteur ivoirien y célébrait la vie, l’œuvre et la chute de Koroya, prête-nom du dictateur togolais Eyadema. Avec un rare bonheur, Kourouma créait une mythologie forte et originale, associant pouvoir personnel absolu et corruption, griots et complots, totems et fétichisme.
Avec ces personnages, Appollo adapte, en terres zaïroises, le Phèdre d’Euripide et de Racine. T’Zée-Mobutu (le roi Thésée) tient le pays d’une main de fer depuis des lustres. À l’annonce de sa mort, le pays plonge dans la guerre civile, quand la rumeur annonce le retour du tyran. Entretemps, Bobbie (Phèdre), sa seconde épouse, a déclaré son amour à Hippolyte, son beau-fils, qui aime Arissi, la fille d’un héros de l’indépendance assassiné par T’Zée. Sans doute, connaissez-vous la suite…
Le scénario en cinq actes est d’une précision diabolique. Dans la forêt équatoriale, le destin s’incarne dans Mami-Wata, l’esprit des eaux. T’Zée a tué Moulala, son vieux camarade, puis a fait jeter son corps dans le fleuve. Il lui a refusé une tombe et les sacrifices rituels. La transgression lui sera fatale. Appollo nous conte l’histoire tragique d’un trop long règne, avec des guerriers, des courtisans, des féticheurs, des sapeurs et des catcheurs.
Une fois n’est pas coutume, je vous invite à lire en musique, plus précisément avec Mandjou, la chanson que l’immense griot Salif Keïta écrivit en l’honneur de Sékou Touré, un autre tyran.
Le dessin de Brunö ne laissera personne indifférent. Son trait précis et stylisé, ses visages impassibles, ses explosions silencieuses de violence et ses aplats de couleurs sont immédiatement identifiables. Le choix comme teintes dominantes du kaki et de l’ocre accentue l’impression palpable de moiteur, d’étouffement et d’effondrement. Le traitement de T’zée est extraordinaire.
Imperturbable, le colosse ne vieillit, ni ne cille. Comme statufié de son vivant, le visage du despote à la toque de Léopard semble taillé dans le granit tandis qu’il envoie ses proches à la mort. Admirez la prestance du tueur favori, le désarroi d’Hyppolite, les charmes vénéneux de Bobbie et la prodigieuse mise en scène, sur trois pages, de la réapparition crépusculaire de T’Zée sur son improbable barge, au milieu de ses guerriers en armes, remontant le fleuve vers son fastueux palais terré au cœur de la forêt. La tragédie est en marche…
Stéphane de Boysson