Nouvel album solo d’une légende de l’électro, Stephen Mallinder : la preuve qu’on peut venir du siècle dernier et être encore au somment. Funky d’enfer, saoulant, étourdissant, un magma sonore hallucinant, qui semble ne jamais finir !
Richard Kirk et Stephen Mallinder, qui ont porté Cabaret Voltaire ensemble jusqu’en 1994, l’année où Mallinder a quitté le groupe, se tirent la bourre ! Depuis quelques années, ils nous rappellent que les vieilles gloires de l’électro en ont encore sous le clavier : chacun sort son album à son tour, comme se faisant écho. Ils poussent leurs machines dans le même sens, mélangeant différentes formes de l’électro et les triturant pour les faire coller presque idéalement à un monde violent, brutal, en perdition. En 2019, Stephen Mallinder sortait l’excellent mais chaotique Um Dada. En 2020, Richard Kirk, seul aux commandes de Cabaret Voltaire, sortait le non moins exigeant, hallucinant et halluciné Shadow of Fear, le premier album du groupe depuis 26 ans (chroniqué ici). En 2022, c’est au tour de Stephen Mallinder de dégainer, et il sort son deuxième album solo sur (l’excellent label) Dais Records, Tick Tick Tick.
Un titre en forme de compte à rebours, qui évoque la disparition programmée de la planète, pour cause de catastrophe écologique et de désastre social. Expliquant ce qu’il a voulu dire, Mallinder affirme qu’interpréter c’est se tromper — « most interpretation is misinterpretation » peut-on lire sur sa page bandcamp). Alors més-interprétons !
Tick Tick Tick frappe d’abord par son côté sombre, glaçant, presque désespéré (désespérant). La pochette, avant même d’écouter quoi que ce soit, donne le ton : visage grimaçant émergeant sur un chaos de couleurs et de formes, collage sombre (noir, gris, marron) et une marque rouge (on ne voit que ça) qui n’a pas besoin… d’interprétation? La voix, éraillée et épuisée, contribue aussi à ce sentiment de froideur désespérée, comme si le chanteur était une sorte de prêcheur de mauvaise augure égrenant les mauvaises nouvelles. Le côté extrêmement répétitif de la musique boucle, si on peut dire, la boucle en vous emprisonnant sans pitié – comment sortir des 6 minutes de Guernica Valley ? Et quand on en sort, c’est avec le sentiment d’avoir été secoué dans tous les sens. Les jambes tremblantes. Sans savoir où est le jour, où est la nuit, le nord et le sud. Désorienté.
Paradoxe (ou mes-interprétation de nouveau) puisque l’album ne prétend pas à la froideur. Au contraire. Funk (déjanté), house, groove, voilà ce qui est revendiqué. Tick Tick Tick est un album qui groove, ondule, danse. Comment trouver cela froid ? Écoutez par exemple l’introduction, Contact, ou même Galaxy. Des morceaux qui effectivement sont rythmés par des sons de basse très ronds, mais aussi sur lesquels les boites à rythmes et les beats sont à la limite de l’hystérie. Des morceaux sur lesquels on a l’impression de courir plus que de danser. Une sorte de fuite éperdue dans un environnement urbain de pluies acides. Même sentiment d’urgence sur Ringdropp, Guernica Valley ou Wasteland, avec leur techno old style, et leurs rythmes très syncopés qui s’étirent pendant des minutes interminables, qui donnent l’impression d’être pris dans une toile d’araignée, de courir dans de la semoule, du chewing-gum… Même rythmes très syncopés, sur Shock to the Body, probablement le morceau le plus subtil et sophistiqué de l’album, avec un côté très martial épuisant au possible, mais aussi avec la légèreté d’une ritournelle presque kraftwerkienne.
Stephen Mallinder utilise ici, et comme toujours, sa parfaite connaissance et maîtrise de la technique pour créer une musique à la fois fluide et ondulante et extrêmement heurtée. Une musique toujours à la limite entre expérimentation électro et funk groovy. Un flux de sons tissés les uns avec les autres. Une musique dynamique, un mouvement permanent. Une musique violente, qui remue, hypnotique, hallucinée. Un album qui fait parfaitement écho, et qui complète, le Shadow of Fear de Cabaret Voltaire. Oui, Mallinder et Kirk se tirent la bourre, et c’est tant mieux.
Alain Marciano