Immense album enragé, politique, moderne et perpétuant pourtant la tradition des grands groupes et des grands artistes d’hier, Cave World place Viagra Boys au sommet de la musique contemporaine, ni plus, ni moins.
Le 5 mai dernier, Sebastian Murphy et ses Viagra Boys mettaient le feu à une Elysée Montmartre sold out, et nous offraient un concert qui figurerait très haut dans le palmarès de 2022. Mais au-delà du plaisir que 1400 personnes ont pris en dansant et en criant à plein poumons, ce concert témoignait d’une évolution inattendue du groupe : que ce soit du fait du passage de la pandémie et du confinement ayant amené l’Américain et ses acolytes suédois à reconsidérer leurs priorités, ou parce que la disparition de Benjamin Vallé, le guitariste et co-fondateur du groupe a changé le centre de gravité du groupe, mais les accents post-punks un peu « à la mode » avaient disparu et se voyaient remplacés par un goût certain pour la transe et le chaos stoogien passé par un filtre tantôt blues rock, tantôt franchement jazz. Ce que l’on retrouve exactement dans Cave World, le troisième album du groupe, et sans aucun doute leur meilleur à date (et pourtant, il y a de la concurrence…).
Dès l’incroyable intro survoltée de Baby Criminal – phrasé menaçant à la Nick Cave de la grande époque brutale des Bad Seeds et saxo à la Fun House -, on sent qu’on tient là un disque majeur. Cette grande « murder ballad » atteint en trente secondes un niveau d’intensité que la grande majorité des groupes ne peuvent que rêver d’effleurer un jour : « Well little Jimmy was the cutest little baby / His momma told him that one day he was gonna be a star / He got older, well folks said he was crazy / They said one day that boy, he’s gonna kill us all » (Eh bien, le petit Jimmy était le plus mignon des petits bébés / Sa maman lui a dit qu’un jour il allait devenir une star / Il a grandi, eh bien les gens ont dit qu’il était fou / Ils ont dit un jour ce garçon, il va tous nous tuer !)…
Mais Sebastian Murphy est trop intelligent pour penser qu’il peut concurrencer Nick Cave de cette manière sur son propre territoire, et il va plutôt explorer sur cet album bien d’autres formes possibles de folie furieuse, plus contemporaines d’ailleurs que celles qui torturent l’Australien : Troglodyte retrouve, écume aux lèvres et claviers déchaînés, son goût déjà exprimé avant pour la brutalité des Stranglers de la toute première époque. Tout en brocardant méchamment les conspirationnistes – l’un des sujets récurrents de l’album – et les trolls en tous genres : « He says he don’t believe in science / He thinks that all the news is fake / And late at night he sits on his computer / And writes about the things he hates » (Il dit qu’il ne croit pas en la science / Il pense que toutes les informations sont fausses / Et tard le soir, il s’assoit devant son ordinateur / Et écrit sur toutes les choses qu’il déteste).
https://youtu.be/QEfDazTZSPQ
Punk Rock Loser est un hommage direct au Loose des Stooges, Creepy Crawlers est une nouvelle charge incantatoire, déjantée et hilarante contre les anti-vax (« They’re putting in little microchips in the vaccines / Little creepy crawlers with tiny little legs / They creep around your body / Collecting information, oh, collecting information » – Ils mettent de petites puces dans les vaccins / Des petits robots effrayants avec de minuscules petites pattes / Ils rampent à l’intérieur de votre corps / ils collectent des informations, oh, collectent des informations). The Cognitive Trade-Off Hypothesis propose une magnifique (si, si !) mélodie sur un rythme dansant et funèbre, et l’on atteint là ce qui ressemble à un nouveau sommet pour Viagra Boys : électro, tribal, sombre, et pourtant jouissif comme un inédit retrouvé du Bowie des années berlinoises, c’est tout simplement ébouriffant. Et on n’en est qu’à la moitié de Cave World !
Ain’t No Thief nous explose alors en pleine tronche, et donnerait presque une leçon à Sleaford Mods : un texte rageur – et pourtant joliment dérisoire puisqu’il parle de vol de briquets ! – récité sur des beats et un tapis d’électronique survoltée, rien de bien neuf cette fois, mais quelle efficacité ! Big Boy est l’exercice bluesy / jazzy de l’album, avec un chant à la Tom Waits période Rain Dogs : si un jour, Murphy en a marre de ses Viagra Boys, il a devant lui une carrière toute tracée de crooner déjanté !
https://youtu.be/XwKFlVtZ86E
ADD montre que l’héritage d’Alan Vega et Suicide n’est pas totalement oublié, mais aussi que c’est cette horreur de monde moderne qui nous détruit plus sûrement que les drogues : « I cannot function without my amphetamine / I see you talking but I cannot hear a thing / I’m staring out the window thinking bout the future / I hope that they replace my brain with a computer » (Je ne peux pas fonctionner sans mes amphétamines / Je te vois parler mais je n’entends rien / Je regarde par la fenêtre en pensant à l’avenir / J’espère qu’ils remplaceront mon cerveau par un ordinateur).
Et puis il y a les six minutes vingt-neuf secondes finales de déflagration punk : ça s’appelle Return to Monke, et ça pousse jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde, la logique des réactionnaires conspirationnistes de tous poils : « Well I’m afraid of my neighbors / They look much different from me / I think they’re planning something sinister / With the global elite / Now they’re the ones that say the Earth is round / And tell me what to believe / But they can’t shoot me up with no 5G / If I’m a monkey living in the trees » (Eh bien, j’ai peur de mes voisins / Ils ont l’air très différents de moi / Je pense qu’ils planifient quelque chose de sinistre / Avec l’élite mondiale / Maintenant, ce sont eux qui disent que la Terre est ronde / Et qui me disent ce que je dois croire / Mais ils ne peuvent pas me tirer dessus avec leur 5G / Si je suis un singe vivant dans les arbres »… Et à la fin, lorsque nous serons retournés à l’âge de pierre, hulule Murphy, nous nous entretuerons toujours à coups de bâtons…
Et si l’on n’a pas hésité une seconde à passer en revue toutes les chansons de l’album – à l’exception de trois interludes électroniques – c’est que plus on écoute Cave World, plus on a le sentiment d’être devant l’un de ces trop rares grands albums de Rock qui parlent de POLITIQUE, qui parle de l’état du monde, qui parle de NOUS.
On ne peut pas dire aujourd’hui si Cave World est un nouveau CLASSIQUE de l’histoire du Rock, l’un de ces albums incontournables dont on parlera encore dans un demi-siècle. Mais ce sera en tous cas l’un des plus grands disques de l’année 2022.
Eric Debarnot