Il fallait du courage – de l’inconscience ? – pour aller affronter ce dimanche la fournaise de Lollapalooza sur l’hippodrome de Longchamp. Heureusement, un concert magnifique de Pearl Jam a fini par justifier tout ça !
Eh bien, il faut reconnaître que, alors que l’on chemine le long de l’interminable parcours d’accès à l’entrée du Festival Lollapalooza 2022, sous un soleil de plomb alors que les 30 degrés sont déjà bien dépassés, on se demande un peu ce qu’on fait là, alors que la programmation Rock du festival s’est réduite désormais comme une peau de chagrin. N’y avait-il pas plutôt un bon petit concert ce soir dans une Maroquinerie ou un Supersonic délicieusement climatisés ? Bon, autant faire contre mauvaise fortune bon cœur : on se dirige donc tranquillement vers la barrière devant le « Main Stage East » (à moins que ce soit « de la… »), parce qu’à Lolla, les scènes ont des noms en anglais, pour attendre le début du concert de Turnstile.
16h15 : Turnstile, gang de Baltimore, nous avaient séduits l’année dernière avec un album original, amusant, varié, mais sur scène, dans un format festival, ils semblent essayer de jouer uniquement dans la cour du punk hardcore américain millésimé années 90, avec vocaux rappés et rythmiques lourdes. La voix de Brendan Yates manque aussi de caractère, trop juvénile peut-être pour relayer la colère que sous-entend la virulence musicale des morceaux. Tout cela est indéniablement efficace mais n’a guère de personnalité. Le public apprécie néanmoins : c’est sans doute le type de musique « rock » attendu dans un festival comme Lollapalooza. On décide de se rabattre vers la scène Main West, où Phoebe Bridgers se produira immédiatement après, sans transition (c’est le principe, une alternance systématique des artistes entre les deux scènes, situées très proches l’une de l’autre). La scène déjà prise d’assaut par la jeunesse qui attend Måneskin, par ceux qui préparent leur place pour Pearl Jam ce soir, et, tout simplement aussi, ceux qui profitent d’une exposition à l’ombre, bien agréable ma foi.
17h15 : Phoebe Bridgers, on ne peut pas s’empêcher de penser que c’est le prototype de la jeune américaine qui a du mal à réaliser que tout le monde ne parle pas anglais et n’est pas forcément intéressé par ses états d’âme très états-uniens. Elle a vêtu son groupe de combinaisons noires sur lesquelles sont dessinés des squelettes, mais elle, elle porte un petit gilet brodé qui représente, de loin, des côtes. Sa musique, on le sait depuis qu’on a beaucoup écouté son très bel album, Punisher, sorti en 2020, oscille entre ballades folk intimistes, et morceaux plus rock, ou tout au moins plus lyriques, avec en particulier un bel usage de la trompette. Mais la très haute teneur émotionnelle de la musique de Phoebe Bridgers se perd largement dans l’atmosphère bruyante du festival, surtout avec un son plutôt mauvais, saturé et sourd pendant toute la première partie du set. Heureusement, il reste certaines mélodies magnifiques, comme celle de l’ample – qui nous rappelle à chaque fois l’emphase funèbre des débuts d’Arcade Fire – I Know The End qui surnagent dans l’impression générale d’uniformité. Au bout d’une heure, le set se termine, nous laissant frustrés, avec le sentiment d’être passés à côté d’une artiste qui n’était pas à sa place cet après-midi. A revoir dans de meilleures conditions.
18h15 : Måneskin, quant à eux, sont parfaitement à leur place dans un festival comme Lollapalooza, et constituent LA grosse attraction de l’après-midi pour les moins de 20 ans. Ils attaquent avec leur morceau devenu emblématique, ZITTI E BUONI, et il est immédiatement clair que les Italiens scandaleux, vainqueurs de l’Eurovision, ont tout compris : ils copient l’attitude Rock / glam, et jouent ce qui est fondamentalement du hip hop commercial avec des riffs de guitare électrique. La jeune foule est clairement emballée par leurs poses – souvent caricaturales – de mini-rock stars, et tout le monde saute en l’air en levant les bras comme sur n’importe quel morceau de rap. L’ambiance ne baissera pas d’un cran en une heure d’un set qui tient à la fois de la parodie et de la sincérité la plus totale. Damiano David est très beau, charismatique et malin, et il chante très bien (avec un vrai bonus pour nous sur les chansons en italien, qui gagnent du coup une singularité intéressante) : il joue sur l’ultra sexualisation du groupe sans jamais prendre le risque d’une vraie transgression qui empêcherait ce spectacle d’être familial. Il chantera quand même une chanson en brandissant le drapeau ukrainien, et nous offrira une relecture quasiment rap du My Generation des Who, élégante manière d’enfoncer le clou que la nouvelle génération s’est approprié le Rock et l’emmène dans de nouvelles directions pour qu’il reste une musique populaire. Ce qui n’empêche pas Måneskin, cerise sur le gâteau pour nous, les vieux, d’interpréter une version plutôt respectueuse du I wanna be your dog des Stooges, jouée en plein milieu de l’énorme public massé devant la scène. Sur le dernier titre, une « invasion de scène » par une multitude de jeunes filles a été soigneusement organisée, et tout se finira, sinon par un banquet, mais au moins par des rires et des photos. Tout cela n’est pas très convaincant musicalement, les musiciens n’étant clairement pas techniquement exceptionnels, mais reste tout à fait sympathique. Et puis, comme me dit un ami : « Au moins, ça fait aimer aux jeunes de la musique qui s’approche du Rock, ça les change du rap… ».
On assiste alors, spectacle toujours étonnant, au renouvellement complet du public devant la Main Stage West, et la moyenne d’âge prend 30 ans de plus en 3 minutes ! C’est que la grande attraction pour les boomers va jouer, après une si longue attente : Pearl Jam !
21h30 : Et voilà, ils sont là, sur scène à Paris, enfin, à la plus grande joie de leurs fans, dont beaucoup viennent d’ailleurs de partout en Europe (finalement la réputation de Pearl Jam en France n’est pas celle qu’elle est ailleurs…) ! Le quartet de base n’a pas changé depuis les débuts du groupe – le batteur est là depuis plus de vingt ans, et le claviériste de concerts à peu près depuis la même période de temps -, et on sent tout de suite qu’on a affaire à un VRAI groupe, qui ridiculise en deux minutes à peu près tout le line up des deux jours du festival : comme en plus, le son est parfait, on va dire que le professionnalisme de Pearl Jam est éblouissant. Et comme ils attaquent par Why Go, extrait de leur premier album – 31 ans déjà ! -, on comprend que le principe ce soir sera de nous prouver que les années n’ont pas émoussé la combativité du groupe, toujours aussi pugnace qu’à ses débuts…
Sans même encore parler d’Eddie Vedder, qui reste relativement silencieux entre les chansons durant la première moitié du set, il est clair que tous les membres du groupe sont passionnés par ce qu’ils font, par ce qu’ils jouent, et cet enthousiasme se ressent à chaque chanson. Bien entendu, et les vrais connaisseurs du groupe, comme TOUS ceux qui nous entourent, venant d’Ecosse, du Portugal, d’Allemagne, du Brésil même, certains avec armes et bagages (c’est-à-dire en famille, avec les enfants et la belle-mère… bon, peut-être pas la belle-mère !) le savent, la star d’un concert de Pearl Jam, ce n’est pas Vedder, mais bel et bien le prodigieux guitariste soliste Mike McCready (à la crinière désormais toute blanche), qui va vraiment être le déclencheur du meilleur du set, ce soir – en plus d’être drôle et sympathique !
Le concert, qui ronronne un peu, malgré l’excellence générale, décolle vraiment au bout de 50 minutes, quand Vedder introduit Not for You avec une diatribe contre Trump et son copain Poutine, les menteurs qui détruisent le monde : oui, l’émotion arrive. Sur la chanson suivante, Given To Fly, Vedder interrompt le groupe pour attirer l’attention de la sécurité sur une personne qui se sent mal, montrant qu’il est particulièrement attentif à son public. Vedder se met donc à parler, et nous rappelle l’engagement politique, activiste même, du groupe : il mentionne les concerts de Jack White prévus dans une Olympia où il fera bien frais, ce qui le mène à un court speech sur le négationnisme climatique aux US. Mais il nous rappelle aussi que ça fait 10 ans qu’ils ne sont pas passés par la France, et nous remémore leur tout premier concert dans la « petite salle » de la Locomotive !
C’est à partir d’une heure et quart, quand ils attaquent les meilleurs morceaux, ces hymnes que tout le monde chante, que Pearl Jam prennent littéralement feu : on est alors submergés par un sentiment irrésistible de bonheur, d’émotion et de puissance, évidemment amplifié par l’effet de foule typique de ce genre d’évènements. On vit une succession de magnifiques moments d’intensité, la voix de Vedder prend des accents bouleversants, McCready nous offre un solo de guitare grandiose sur Black, à vous mettre les larmes aux yeux ! Avant que Go et Porch concluent le set de manière très énergique.
Le rappel commence par un speech de Vedder sur l’importance de la vie : loin des clichés à la Bono, ce type dégage une simplicité et une sincérité étonnantes (un peu comme Springsteen, finalement ?). Il dédie Alive à un fan hospitalisé, et la chanson fait chanter en chœur tout le festival dans la nuit, enfin un peu plus fraîche… Vedder organiser une distribution de tambourins aux enfants dans les premiers rangs, et le concert se clôt sur une reprise des Who (décidément à l’honneur…), Baba O’Riley, avec McCready qui imite Pete Townshend. Alors que les musiciens ont fini par quitter la scène, Eddie a du mal à s’en aller, mais repartira finalement avec plein de cadeaux que les fans lui ont remis…
Lollapalooza se conclut donc par cette magnifique démonstration de puissance – et d’émotion – de la part de Pearl Jam, un groupe finalement un peu sous-estimé qui, loin de l’étiquette grunge de ses débuts, fait désormais partie de l’élite du « classic rock ». Ce qui, pour une fois, dans notre bouche, est un compliment.
Texte et photos : Eric Debarnot