Fabrice Neaud poursuit l’analyse élégiaque de ses amours contrariées. Tout juste rééditée par Delcourt, cette œuvre rare, audacieuse et puissante, qui n’a pas pris une ride, peut se lire comme le parcours initiatique d’un jeune gay de province.
Pour le troisième volet de cet ouvrage autobiographique, Fabrice Neaud évoque sa rencontre avec Dominique, qui comme lui se lance dans une carrière artistique après avoir étudié aux Beaux-arts. C’est l’histoire d’un coup de foudre unilatéral, né dans une zone indéterminée se situant entre malentendu et ambigüité, l’histoire d’un amour passionnel à sens unique qui emportera l’auteur vers des gouffres infernaux, vers un point de non retour sans rémission.
S’il y a comme un air de déjà vu, le contexte et les bases de ce Journal 3 sont différents. Dans le premier volet, la relation avec Stéphane était liée à une rencontre dans un lieu de drague nocturne, un jardin public. Ici, l’auteur fait la connaissance de Dominique dans son bar habituel, à côté de chez lui. Aucun sous-entendu sexuel ni amoureux, et les premiers instants de la rencontre ne sont pas détaillés, mais on imagine qu’à force de s’y croiser, parmi la clientèle de profs et d’étudiants des Beaux-arts, une vague complicité s’est installée progressivement entre les deux jeunes hommes autour de leur amour de l’art. Ce faisant, Fabrice passe de plus en plus de temps avec « le Doumé », comme se plaisent à le surnommer ses connaissances, et comme avec Stéphane, il se met à en faire des portraits, après l’avoir mitraillé de son objectif. Sauf qu’avec Stéphane, la relation était beaucoup plus superficielle, faite de silences et de non-dits, le jeune militaire étant davantage porté sur le sexuel que l’artistique…
Ce volet va ainsi être centré sur ce nouvel « amant » qui ne le sera qu’à un stade potentiel. Et à en juger seulement par l’épaisseur du livre, on peut en déduire que cette histoire aura marqué durablement son auteur. La lecture de ce pavé exutoire de 400 pages viendra confirmer que ce dernier aura laissé quelques plumes dans cet épisode houleux et tourmenté de son existence.
Pour Fabrice, Dominique représente tout de dont il rêve, il coche littéralement toutes les cases, y compris ce fameux look « héréro » qui lui plaît tant. Le « Doumé » lui apparaît comme une sorte de surhomme nietzschéen qui fera progressivement de lui un amoureux transi. Doté d’un physique très avantageux et d’une excellente constitution, cet homme viril à la santé resplendissante et « aux mains épaisses » possède également une force intérieure et une assurance intellectuelle impressionnante, associées à des goûts artistiques très tranchés (qui plus est, Dominique semble tout à fait conscient de son pouvoir de séduction auprès des autres, même s’il n’en joue que modérément). Des traits de caractère qui peuvent parfois se confondre avec de l’arrogance ou du cynisme, ce qui a pour effet de déstabiliser Fabrice, qui pressent par ailleurs que Doumé n’apprécie pas particulièrement son travail. Il lui arrive même de l’humilier à coup de réflexions implacables. Mais le plus terrible, c’est encore une fois cette sensation de voir cet amant potentiel lui échapper inexorablement au fur et à mesure qu’il tente de le conquérir…
Les portraits dessinés qu’il en fait, tirés de clichés photographiques, font parfaitement ressortir la beauté du personnage et traduisent très bien la passion qu’il a pu éprouver durant les mois où il l’a côtoyé. Sa virilité est parfaitement mise en valeur, avec ce côté boy-scout testostéroné qui ferait fureur dans le Marais parisien. Comme pour le premier volet, la mise en page est très étudiée, tous les portraits dégagent une grande authenticité. Au début de sa rencontre, cet amour naissant donne à Fabrice Neaud l’occasion de laisser libre cours sa fantaisie, en nous offrant une séquence prodigieuse mêlant poésie et humour (oui il y a de l’humour dans ce récit même s’il reste discret !), où son admiration pour Dominique se transforme en une sarabande vertigineuse où tout semble possible, où les traits finissent par fusionner en une étreinte abstraite, tandis qu’en réalité, l’auteur ne fait que prendre un verre avec l’objet de son désir…
L’idylle, ou plutôt la « non-idylle » puisqu’elle n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur, sera comme on s’en doute de courte durée. S’ensuivra une déclaration d’amour, qui, bien que sublime, restera lettre morte et ne fera que donner lieu à une tension croissante entre les deux hommes. Ainsi, Fabrice traversera tout le spectre des émotions incluant au passage quelques coups bas pas forcément glorieux, jusqu’à la confrontation finale, terrible et tranchante comme une guillotine. Un verdict prévisible pour une victime qui avait trouvé le courage d’aller voir son « bourreau », gravissant les escaliers de son appartement « comme un condamné vers l’échafaud »
Le Saint-Sébastien apparaissant dans le premier journal pourrait être ici érigé en figure symbole, à la fois pour l’auteur et son côté écorché vif et jusqu’au-boutiste dans ses erreurs, attitude quasiment suicidaire et sacrificielle (quasiment toutes ses connaissances vont se détourner de lui à moment donné). De même, l’objet de ses convoitises en est réduit à l’état de proie à travers ses dessins, tel un joli papillon épinglé au mur de ses obsessions délétères.
On ne détaillera pas la suite du récit, pas plus qu’on ne se livrera pas à une exégèse de cet ouvrage riche et dense, où l’auteur se livre à mille et une réflexions aussi pointues que passionnantes sur son rapport aux autres, sur la façon dont il se perçoit dans le monde et sa difficulté à y trouver sa place, sur cet « exil », « lot de la solitude », et peut-être, son inaptitude à l’amour… Fabrice Neaud, animal certes atrabilaire, nous parle de tout cela via le scalpel de son hypersensibilité, avec justesse, audace et honnêteté, sans aucun pathos. Il y aborde également quelques problématiques sociales, notamment la précarisation rampante et la montée des inégalités, des problématiques qui plus de vingt ans après, n’ont rien perdu de leur actualité, bien au contraire…
Avec ce Journal 3, Fabrice Neaud est véritablement monté d’un cran par rapport au Journal 1, déjà largement acclamé et récompensé lors de sa sortie. Ce récit autobiographique est véritablement captivant, construit sur un suspense psychologique où les tortures sont mentales, où seules les phrases sont assassines. Mais tout n’est pas si désespéré dans cette autobiographie qui au final se révèle être une quête initiatique, et qui, malgré sa noirceur, laisse entrer un peu de lumière dans le tout dernier chapitre pertinemment intitulé « Tabula rasa ». Ce tome vient ainsi confirmer haut la main le statut de chef d’œuvre pour ce cycle en 4 volumes qu’est Esthétique des brutes, judicieusement réédité cette année par les Éditions Delcourt. Il est par ailleurs prévu que Fabrice Neaud reprenne le cours d’un nouveau cycle dès l’année prochaine, lequel s’intitulera Le Dernier Sergent et nous met par avance en appétit !
Laurent Proudhon
Esthétique des brutes – Journal 3 : Décembre 1993 – Août 1995
Scénario & dessin : Fabrice Neaud
Éditeur : Delcourt
424 pages –
Parution : 13 avril 2022
Édition originale parue chez Ego comme X en 1999
⇒ Lire la chronique du Journal 1 & 2
Esthétique des brutes – Journal 3 : Décembre 1993 – Août 1995 — Extrait :