Aussi éprouvant pour les nerfs, riche thématiquement (et politiquement) que brillant formellement, As Bestas est LE film à ne pas manquer cet été.
Depuis le temps qu’on suit le travail de Rodrigo Sorogoyen et qu’on en parle à tout le monde comme LE futur grand réalisateur espagnol, il fallait bien qu’arrive LE film que l’on attendait de lui. Non pas que nous négligions aujourd’hui son premier long-métrage, seulement à demi-réussi, Que Dios Nos Perdone, ou le déjà plus satisfaisant El Reino : derrière la tension typique du genre, Sorogoyen livrait une vision politiquement très agressive de l’Espagne, et de ses déviances (la religion, la corruption politique). C’est Madre, magnifique et encore légèrement frustrant, qui témoigna en 2019 de la capacité de Sorogoyen à dépasser la forme du thriller qu’il maîtrise parfaitement, pour explorer des registres psychologiques plus inhabituels et plus fins. Une bifurcation confirmée par la belle série Antidisturbios, qui s’intéressait beaucoup plus à l’impact humain d’une bavure sur ses responsables qu’à ses conséquences policières.
As Bestas réalise enfin la synthèse de ces deux tendances du cinéma de Sorogoyen, la gestion exceptionnelle de la tension d’un côté, et la contemplation patiente de l’âme humaine : Sorogoyen nous offre en 2h20 une sorte de thriller terrien (presqu’une chronique paysanne…) mâtiné de lente introspection de personnages englués dans une situation inextricable. D’un côté, dans ce misérable village de Galice perdu dans la montagne, des autochtones dont la vie sans horizon se borne à rêver d’une fuite impossible vers la ville ; de l’autre, un couple de Français, éduqués et idéalistes, ayant fait le choix de s’exiler « au bout du monde » pour y vivre leur amour en toute… tranquillité, tout en faisant pousser des tomates bio et en retapant des maisons en ruine gratuitement pour y faire revenir des habitants. Entre les deux, une incompréhension totale, qui se cristallise autour d’un projet d’installation d’un parc d’éoliennes, vu par les uns comme une manne inespérée, et par les autres comme le spectre maléfique de la modernité capitaliste.
Et la tension monte de manière graduelle, jusqu’à devenir irrespirable, au fil de scènes au timing superbe, basées sur des dialogues remarquables de justesse et des silences terribles : si le sujet et le principe de la montée de la violence rappelle inévitablement celui des Chiens de Paille, le grand film de Peckinpah, s’il y a indiscutablement quelque chose du western dans cet affrontement tournant autour d’un saloon décrépi, Sorogoyen évite soigneusement tous les clichés en plaçant le langage et la parole au centre du film. Débutant sur une scène prodigieuse en galicien, mélange étonnant de castillan et de portugais, où l’on savoure déjà la justesse des mots et des intonations (malheureusement, si le film ne doit évidemment pas être vu en VF, la qualité du sous-titrage laisse également beaucoup à désirer, perdant énormément de la richesse de la langue), As Bestas ne va jamais baisser la garde sur ce sujet de l’affrontement à mots plus ou moins couverts entre gens « incultes » et gens éduqués (les « Franceses »). Il y a d’ailleurs – puisqu’on sait combien les sujets sociaux et politiques travaillent Sorogoyen – une profonde pertinence de cette description de l’incompréhension totale entre couches sociales, ne pouvant mener qu’au drame.
Mais Sorogoyen est un réalisateur audacieux, qui brise son film en plein élan par une ellipse magistrale. Et il attaque une seconde partie qui va aller chercher un autre point de vue, une autre vérité : si jusque-là, As Bestas a été un film d’hommes (porté par Denis Ménochet, mais surtout par l’immense Luis Zahera, qui sublime littéralement cette première partie), il devient une histoire de femmes, se centrant sur les rapports entre Olga (Marina Foïs, excellente comme toujours, mais surtout inhabituelle) et sa fille, puis, dans une très belle et rapide conclusion suspendue, sur le « règlement de comptes » entre épouse et mère. Ce virage à angle droit du film désarçonne, décevra peut-être ceux qui préfèrent leurs thrillers pleins de testostérone, mais prouve combien Sorogoyen – aidé de son habituelle complice au scénario, Isabel Peña – est un cinéaste singulier, et ambitieux.
Eric Debarnot