L’Année du Requin est un surprenant mélange de genres traduisant une démarche audacieuse des Frères Boukherma, qui ne plaira pas à tout le monde, et c’est tant mieux… Rêvons à un « monde d’après » où tous les films français populaires seraient aussi stimulants !
L’Année du Requin s’avère pour le spectateur non prévenu une expérience déroutante, et gageons qu’elle ne sera pas forcément du goût de tous ceux attirés dans les salles par une bande annonce et une affiche promettant une fantaisie humoristique entrant pile poil dans le cadre de cette comédie française qui cartonne au box-office mais ne satisfait guère les neurones. Pour ne pas être surpris, il suffisait de se pencher sur la courte filmographie des Frères Boukherma et se souvenir qu’ils avaient déjà sorti un premier film, Teddy, qui mêlait humour et horreur, film de genre à l’ADN largement US et inscription dans un contexte très français. Ajoutons que la présence au générique de la formidable Marina Foïs, auréolée en ce moment du triomphe artistique de As Bestas, promettait aussi, de toute manière, quelque chose de singulier.
L’Année du Requin est construit en deux parties, autour d’une rupture assez saisissante : si la première est grosso modo dans le ton de la bande annonce (caricature souriante mais corrosive – on y reviendra – de la société française, blagues un peu potaches, situations frôlant l’absurdité), la seconde est très impressionnante, glaçante même, qui positionne le film comme un vrai drôle de remake des Dents de la Mer dans le « monde d’après ». Un mélange de genres donc, entre horreur et comédie, mais où l’horreur du requin monstrueux qui vient menacer une plage tranquille des Landes ne fait guère qu’équilibrer l’horreur des comportements humains, et où la comédie est beaucoup plus grinçante, voire embarrassante, qu’à l’habitude.
Derrière cet affrontement quasi obsessionnel entre une retraitée imminente (puis jeune retraitée) de la gendarmerie obsédée par le travail bien fait et effrayée par le vide d’une vie sans responsabilités, et un monstre marin ramené sur nos côtes par le changement climatique, les Frères Boukherma dressent surtout un portrait terriblement juste de l’état de la société française. Sans forcer le trait, tout en petites touches, l’Année du Requin pointe ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne plus dans la société actuelle, celle de l’après-Covid qui a creusé un fossé entre ceux qui s’accrochent pour rester rationnels et ceux qui ont sombré dans le conspirationnisme (anti-changement climatique en particulier). Dans une France où, comme partout ailleurs, le harcèlement sur les réseaux sociaux débouche de plus en plus sur une inacceptable violence physique. Mais aussi dans une France réactionnaire qui n’est pas si nouvelle, où la peur et la haine de l’autre (du Parisien, de l’immigré) reste un puissant moteur de « l’identité collective ».
L’Année du Requin n’est, il faut malheureusement le reconnaître, pas aussi réussi qu’on l’aurait souhaité : le juste équilibre entre sérieux et humour a toujours été quelque chose de difficile à atteindre, mais l’on pourra aussi regretter que le film n’aille pas encore plus loin dans certaines situations. Pensons au cinéma coréen, toujours une référence obligée en termes de mélange de genres, pour réaliser combien un film peut gagner en force en n’évitant pas les paroxysmes émotionnels par exemple : il y a encore quelque chose de trop sage, de trop mesuré, de trop… français peut-être dans le travail des Frères Boukherma, pour être totalement emballant.
Mais on attend avec impatience leur prochain film, tant le cinéma français a besoin de gens comme eux, de cinéastes qui osent.
Eric Debarnot