Film fascinant accumulant les sujets passionnants et manquant finalement de clarté, En Décalage vaut surtout par sa mise en scène et sa construction sonore très réussies, et par l’interprétation de Marta Nieto. Plutôt pas mal pour un premier film…
Responsable du montage sonore de films, C. souffre d’un syndrome étrange de désynchronisation de son ouïe par rapport à la réalité : un handicap qui va la priver de son travail, bien entendu, mais mettre rapidement en danger toute sa vie, alors que son équilibre mental se trouve peu à peu perturbé… Avec Marta Nieto dans le rôle principal – quasiment toujours à l’écran – on courait peu de risques qu’En Décalage soit mauvais, et de fait, la richesse de son jeu tout en nuances emplit facilement l’écran, et enrichit même les scènes les plus lentes et les plus dépouillées (… et il y en a beaucoup, sans doute trop pour des spectateurs impatients !). Le problème est plutôt que ce premier film de Juanjo Gimenéz, comme c’est d’ailleurs souvent le cas pour une première œuvre, est plein jusqu’à ras-bord de thèmes, tous passionnants, mais qui se superposent et se croisent sans jamais réellement aboutir dans le film.
Toute la première partie d’En Décalage passionnera les cinéphiles, dans la manière dont elle accompagne et la construction technique du son d’un film, et le travail de l’héroïne, qui, en pleine rupture sentimentale, se perd littéralement dans son obsession pour le son : on pense à plusieurs reprises au chef d’œuvre de Brian De Palma, Blow Out, l’un des rares films populaires qui s’est intéressé à ce sujet. Mais si dans Blow Out, le son est révélateur d’une vérité que l’image est incapable de dévoiler, chez Juanjo Giménez, le son est complètement manipulable, que ce soit par la technologie ou par le curieux handicap du personnage principal : sans synchronisation du son, la communication devient impossible, mais le monde devient surtout une source de dangers omniprésents.
Avec l’aggravation de la désynchronisation, on abandonne le sujet théorique du Cinéma pour aborder de manière très fine le handicap de la surdité, que, grâce à un travail remarquable de mise en scène sonore – sans doute, et c’est logique, mais heureux aussi, la plus grande qualité artistique d’un film intelligemment dépourvu de musique – le spectateur expérimente lui-même comme une épreuve terriblement aliénante.
Reste alors à satisfaire – au moins partiellement – la curiosité du spectateur quant à l’origine de l’anomalie, qui nous est présentée comme ni psychologique, ni physique : c’est l’aspect fantastique du film, qui ne se matérialise réellement que dans sa toute dernière partie, et qui prend l’aspect d’une recherche des origines : une quête identitaire qui peut facilement être assimilée à celle des super-héros US, puisque, finalement, le handicap peut devenir un pouvoir… Un thème qui surgit tard dans le film et qui a été critiqué comme simplificateur par rapport à ce qui a précédé.
Mais c’est là un procès injuste qui est fait à en Décalage, car le scénario et la mise en scène savent éviter les explications trop claires, et le piège d’une rationalisation – même fantastique – qui serait quelque part rassurante. En Décalage fait plutôt le choix courageux de privilégier l’émotion : alors que l’on pourrait qualifier le comportement de l’héroïne de « froid », toutes les barrières émotionnelles semblent rompre lors d’une scène magnifique où le son raconte une histoire bouleversante, alors qu’à l’image on ne voit qu’un lit vide. On aurait envie qu’En Décalage se termine ainsi. Mais il nous reste une sorte de dernier twist, une inversion entre cause et effet, qui ouvre un nouveau gouffre vertigineux : celui de la question du libre arbitre alors que le futur existe déjà, via son spectre sonore.
Ce pourrait être le début d’un nouveau film, c’est la fin d’En Décalage.
Eric Debarnot