Vingt-et-unième album de Of Montreal, Freewave Lucifer f<ck f^ck f>ck /em> ne change rien à la déraison psychédélique du groupe, mais a des accents désespérés qui en font une pièce majeure de l’œuvre de Kevin Barnes.
Il est incontestablement difficile d’expliquer ce qu’est Of Montréal à quelqu’un qui n’aurait jamais écouté une note de cette musique, mais il est sans doute encore plus difficile de faire revenir au groupe et à l’Art de Kevin Barnes quiconque y aurait jeté une oreille, avant de s’enfuir, mi-ennuyé, mi-terrifié. Peut-être d’ailleurs faut-il avoir vu le cirque que le groupe fait sur scène, avec les costumes délirants, les mises en scène théâtrale de cérémonies déviantes, et surtout avoir entendu la façon dont sont transcendées au contact du public ces pièces musicales baroques, pour vraiment COMPRENDRE et AIMER Of Montreal…
Freewave Lucifer f<ck f^ck f>ck, avec son titre absurde, sa pochette aux informations proliférantes, sa position #21 dans la discographie de Of Montreal, risque de décourager toute tentative de découverte, et pourra même épuiser la bonne volonté de fans de longues dates qui s’accrochent encore au groupe : comme c’est le jeu, voici donc une trentaine de minutes de chaos complexe et déjanté, d’une musique qui ne ressemble à aucune autre mais qui porte ses références avec fierté. Avec en plus des paroles de chansons souvent incompréhensibles mais toujours fascinantes de par l’emploi de mots compliqués assemblés de manière dissonante dans une sorte de dyslexie autiste aussi amusante qu’effrayante. Mais des paroles qui dissimulent de moins en moins les cris d’angoisse ou de révolte de Kevin Barnes.
Le morceau d’introduction de l’album, Marijuana’s A Working Woman, revêt un aspect bowien (période Ziggy – Aladdin) qui est quelque chose de nouveau pour Barnes, même si l’on a toujours connu sa passion pour le glam rock. C’est que l’un des thèmes ici (comme souvent ? comme toujours ?) est la « fluidité sexuelle », et tout le monde s’arrêtera obligatoirement sur une phrase comme : « When people ask me my gender I just tell them brunette » (Quand les gens me demandent mon sexe, je leur dis juste brune) : cette référence à l’un des plus grands héros de la mutation sexuelle de la société contemporaine s’impose naturellement. Sinon (comme souvent ? comme toujours ? avec Of Montreal), la chanson inclut en 5 minutes et demie plus d’idées mélodiques fulgurantes que l’album moyen que vous pourrez écouter ce mois-ci… mais elles sont hachées en menus fragments et noyées dans une sauce psychédélique aux effets puissants.
« Phoebe fakes orgasms as a career / Phoebe fakes orgasms nobody hears » (La carrière de Phoebe est de simuler des orgasmes / Phoebe simule des orgasmes que personne n’entend) : Ofrenda-Flanger-Ego-à Gogo (ces titres !), beaucoup plus calme, a un goût de tristesse profonde qui va prédominer dans le reste de l’album. La fête des sens, bariolée et grandiose, est-elle finie ? : « My lovers prayer is dripping in psychosis / Humming « If I only had a brain » » (Ma prière d’amoureux dégouline de psychose / Je fredonne « Si seulement j’avais un cerveau »). Quand il arrête de faire le clown, grimé et encostumé, Kevin Barnes sait si bien nous briser le cœur.
On a le droit d’interpréter Blab Sabbath Lathe of Maiden, avec son goût renouvelé pour la provocation et les images frappantes (« I’m a mutt, I drink human blood / My mistake, did I mention I’m a stud? » – Je suis un chien, je bois du sang humain / Pardon pour l’oubli, mais ai-je mentionné que j’étais un véritable étalon ?) comme un retour d’acide post-pandémique, tant le malaise semble plus profond que d’accoutumée chez Of Montreal. Si Après Thee Dèclassè nous parle un peu moins – mais qui sait ce qui se passera après de nombreuses écoutes, tant cette musique est complexe d’accès ? -, le planant et réflexif Modern Art Belwilders respecte d’abord les règles d’une ballade psychédélique avant d’exploser à mi-course et d’aller chercher la beauté – dans l’Amour ou dans l’Art -, une Beauté qui reste, finalement, le seul objectif de Kevin Barnes : « I don’t need God, if I have you / What would I do with it? / Falling in love with you all over again / In the depths of your ignorance » (Je n’ai pas besoin de Dieu, si je t’ai / Qu’est-ce que j’en ferais ? / Tomber amoureux de toi à nouveau / Au plus profond de ton ignorance)
Nightsift est une merveille, une sorte de couronnement tardif d’un album qui s’avère finalement trop court : angoisse de la mortalité, perte de repères alors que la folie devient un mode de survie, vertige de… l’amour (« There’s no human pain in my voice, it’s something else’s / What if she’s just a conversation I am having with myself? » – Il n’y a pas de douleur humaine dans ma voix, c’est quelque chose d’autre / Et si elle était juste une conversation que j’ai avec moi-même ?).
Et la conclusion de cet album est terrible : « When everything is fuckеd / You knowing that you’re not alone only makes it even sadder (« Quand tout est foutu / Savoir que vous n’êtes pas seul ne fait que rendre les choses encore plus tristes). Le morceau s’appelle Hmmm, et démarre sur de rares arpèges acoustiques avant qu’un beat électronique et des claviers mélancoliques n’infuse une infinie tristesse.
Lucifer, qui n’existe pas mais reste le grand ennemi de Kevin Barnes, tout en étant son plus grand allié a gagné. Que nous reste-t-il aujourd’hui ? Of Montreal, bien sûr !
Eric Debarnot