Et si Francesco Cattani était l’un des artistes les plus importants de notre époque, et pas seulement dans le domaine de la BD ? On est en droit de se poser cette question un peu effrayante en refermant son Nuit rose, compilation addictive de récits et d’images dont on ne ressort pas indemne.
Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un livre comme Nuit rose : un livre qui vous désoriente, vous choque et vous répugne même un peu, d’abord. Puis qui vous embarque au fur et à mesure qu’on en tourne les pages. Et enfin qui vous marque, vous obsède presque.
On nous dira que ce n’est sans doute pas le bon livre pour découvrir Francesco Cattani, artiste italien qui a été révélé et multi-primé en Italie il y a 5 ans de cela déjà, pour son Lune du matin : Nuit rose n’est qu’une compilation de dessins et de courts récits pas encore publiés dans un recueil (de BD ?), et manque certainement d’unité, partant dans tous les sens, d’un réalisme trivial (Cicciobello et ses drames ordinaires mais pas moins tragiques) à peine distordu par les visages d’animaux des protagonistes (mais après tout, depuis Mickey, c’est un code accepté par tous, non ?) jusqu’à des visions grotesques, d’une violence tellement inimaginable qu’elles en deviennent mythologiques (partout, toujours, on se tue, on se mutile, on se dévore dans une cruauté froide et tranchante…). Pourtant, tous ces récits, tous ces dessins, trahissent une formidable cohérence, et construisent une expérience littéralement hallucinatoire : s’il n’y avait, et heureusement que c’est le cas, cet humour -bien noir, quand même – qui offre, avec subtilité, un contrepoint salvateur à ce défilé d’instants insoutenables, on n’accepterait peut-être pas d’être confronté aussi brutalement à cette vision malaisante de la condition de sa humaine, et de sa marche à pas forcés vers la fin de tout.
Le dessin de Cattani est remarquable, d’un réalisme total qui s’inscrit aussi bien dans une tradition classique de l’Art « à l’italienne » que dans la ligne de ce qui se fait de meilleur dans les mangas (on nous dit qu’Otomo serait une influence…), mais la beauté de certaines pages peut être difficile à accepter, quand ce qui est illustré tient de fantasmes sexuels déviants ou de la transcription de cauchemars aux forts relents psychanalytiques. Ce serait pourtant une erreur de considérer que Cattani est juste dans la provocation : on pense plutôt en parcourant Nuit rose aux Chants de Maldoror, de Lautréamont – c’est dire à quel niveau on le place -, mais dans une version moderne, où le second degré serait indispensable pour nourrir l’urgence « punk » du propos. Et où la politique – au sens noble du terme, celui d’assurer la survie de l’homme et de la démocratie face à la barbarie – aurait supplanté le mysticisme : le dernier récit, Nuit rose, avec sa violence sexuelle ordinaire et sa violence policière qui l’est tout autant, et la symbolique du Mur séparant on ne sait quelle prison d’on ne sait quelle liberté (à moins que ce ne soit l’inverse…) est une pure merveille de mise en abyme de nos existences de condamnés à perpétuité.
Lire Nuit rose, c’est aussi – et c’est important – se laver les yeux et l’esprit en 160 pages de toute la tiédeur d’une littérature ordinaire qui aseptise la violence de l’homme, de la vie, des sentiments, pour la rendre plus acceptable, ou pire, plus… commerciale. Breton avait écrit que « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », et même si l’on soupçonne cette phrase d’être une sorte de gimmick marketing du surréalisme, on s’autorisera à y faire référence à propos de Francesco Cattani et son œuvre CONVULSIVE.
Et d’une beauté libératrice.
Eric Debarnot