On ne donnait pas cher de la peau de nos chers Kasabian après le licenciement de Tom Meighan. On avait tort : Serge Pizzorno nous revient avec un autre disque magnifique, qui sait évoluer vers plus de profondeur sans perdre l’essence du groupe.
L’une des choses qui nous a le plus frappés, à chaque fois que l’on a vu Kasabian sur scène, au-delà même de l’impact en live de leurs hymnes de hooligans croisées avec des bombes rave, c’était l’amitié qui liait le chanteur Tom Meighan et le guitariste Serge Pizzorno : il était rare qu’un set se termine sans que ces deux-là ne passent de longues minutes dans les bras l’un de l’autre, se jurant une sorte d’éternelle fidélité. L’éviction de Meighan du groupe, du fait de ce qui fut confirmé ensuite des violences conjugales, incompatibles avec les valeurs du groupe, nous foudroya, nous les fans d’un groupe que nous plaçons à dix niveaux au-dessus d’Oasis, leurs seuls véritables concurrents dans le Rock anglais. Que Pizzorno décide en outre de poursuivre l’aventure de Kasabian, groupe bicéphale désormais à demi décapité, semblait impensable. Et pourtant…
… nous avons aujourd’hui entre les mains ce The Alchemist’s Euphoria – au titre lourdement signifiant, d’ailleurs -, 5 ans après le jouissif, mais largement sous-estimé, For Crying Out Loud : Serge est seul aux commandes, et se répand dans la presse en longs interviews, expliquant combien le fait de chanter lui-même TOUTES les chansons qu’il compose leur ajoute, à son avis, une force émotionnelle supérieure, qui permet encore de « transcender » la force du groupe. Et la critique british de renchérir en affirmant que The Alchemist’s Euphoria est le plus énergique, le plus puissant, le plus « on ne sait plus quoi » des albums du groupe !
Ce n’est bien sûr pas vrai, et le chant crâneur de Meighan, qui a toujours été incontestablement supérieur à celui de Pizzorno, nous manque cruellement sur certains titres, ceux qui sont destinés à devenir clairement de gigantesques célébrations en public (SCRIPTVRE, ALYGATYR). Mais une fois que l’on a accepté le fait que ce sera Serge, largement aidé par l’électronique pour aider sa voix limitée à livrer la performance spectaculaire attendue, qui chantera sur tous les morceaux, il est impossible de nier que l’on est ici devant un nouveau vrai album de Kasabian : c’est-à-dire toujours ce mélange que nul n’arrive à copier de chansons pop psyché superbes – l’héritage Beatles, moins visible qu’autrefois, mais toujours fondateur – comme le merveilleux STRICTLY OLD SKOOL, de titres puissants faits pour les immenses salles bondées (CHEMICALS), et de grands moments de transe extatique – ALYGATYR, donc, emblématique.
Et comme chaque nouvel album de Kasabian, il est suffisamment cohérent avec les précédents pour que nous nous sentions immédiatement « chez nous », et assez différent pour que Kasabian continue à être considéré comme un groupe novateur, en constante évolution. Et même si une partie de cette évolution est forcée – le traitement de la voix de Pizzorno, donc -, et logique – seul maître à bord, il a passé visiblement beaucoup de temps en studio à chercher de nouveaux sons, à peaufiner la production de ses chansons -, elle est la preuve indiscutablement que le groupe va survivre au départ de Meighan.
Si THE WALL est une autre grande mélodie, qui dégage une superbe mélancolie, marquant aussi l’arrivée d’une certaine maturité – Pizzorno est, depuis quelques années, débarrassé d’addictions encombrantes -, c’est T.U.E. (the ultraview effect), pour nous le plus beau morceau de The Alchemist’s Euphoria, qui cristallise le mieux ce que Kasabian a paradoxalement gagné en survivant à cette épreuve : de la profondeur émotionnelle. La tristesse qui se diffuse lentement sur ce titre planant et évolutif, où Pizzorno combine parfaitement une composition pop traditionnelle avec une électronique qui n’a rien de tape à l’œil, avant de clore le titre sur un solo de guitare à fendre l’âme, n’aurait sans doute pas été au programme du Kasabian d’antan. On a lu des critiques comparant le groupe au Pink Floyd de la grande époque, et c’est un beau compliment quand on se souvient de leurs premiers hymnes pour stades de foot.
Oui, on comprend désormais l’euphorie de l’alchimiste Pizzorno… Il a réussi à survivre à la perte de sa moitié d’âme, il a effectué avec succès le trajet allant de l’angoisse existentielle (ALCHEMIST : « I was down for the count, needed healing » – J’étais K.O. j’avais besoin de guérir) à l’acceptation d’une renaissance, en toute humilité (LETTING GO, cette confession acoustique minimale qui referme l’album). Avec l’aide de la sorcellerie des studios, mais en ne cédant rien de ses ambitions de songwriter classique, il a à nouveau transformé le plomb d’un groupe de rock « traditionnel », avec tous ses aléas, en l’or d’une nouvelle musique, toujours pertinente pour 2022.
Eric Debarnot