Diego Agrimbau et Juan Manuel Rumburús nous entrainent dans les pas de trois enfants abandonnés qui tentent de survivre dans un monde dévasté. Effroyable mais envoutant.
Dans les confins enneigés de l’Europe orientale, au plus fort de la Première guerre mondiale, trois enfants sont livrés à eux-mêmes dans les ruines d’un orphelinat situé au cœur du no man’s land. Manquant de tout, ils sont contraints de se nourrir de la chair des soldats isolés, sans distinction de camp. Les deux plus jeunes, Ofelia et Otto, les attirent, puis leur chef, Maurice, les assassine froidement.
Attention, cette histoire n’est pas à mettre entre toutes les mains. Les auteurs argentins ne nous épargnent guère : traque, assassinat et équarrissage sont au programme. Mais, reconnaissons que cette violence n’est pas totalement gratuite : quand le monde des adultes sombre durablement dans la barbarie, quand les hommes s’entretuent par les balles, le feu ou les gaz, alors celui des enfants ne saurait être durablement épargné. Malgré un format relativement court, ses nombreux personnages sont bien écrits. Ofelia s’affaiblit tandis que son jeune frère manifeste des signes de rébellion. Diego Agrimbau mêle habilement plusieurs thèmes, tels la folie, l’emprise, le cannibalisme et le fantastique, aux fondamentaux d’un conte gothique. Quand les orphelins meurent injustement, leurs jouets s’autorisent à s’animer afin de les venger. Alors, les yeux des morts prennent toutes leur importance et font l’objet de la fascination du monstrueux Maurice.
Rappelant les animaux anthropomorphes de Juanjo Guarnido (Blacksad), !e très réaliste dessin de Juan Manuel Rumburús illustre parfaitement le propos. Ses enfants sont attachants et véritablement enfantins. Ses adultes sont convaincants et ses morts parlent peu, mais expriment physiquement leurs souffrances. Implanté dans un somptueux château, l’orphelinat a connu de belles heures. Les rares échappées des enfants hors de la luxueuse bâtisse ne nous rassurent pas, le pays est dévasté par la guerre et durablement empoisonné. Les rares soldats manquent, eux aussi, de tout. Les décors ont fait l’objet de recherches historiques, seule l’apparition, heureusement furtive, d’une jeep perturbe le lecteur attentif. Le travail sur les macchabées et sur les poupées décaties est particulièrement réussi. Passée des seconds au premiers, la vie se concentre dans les yeux que Rumburús parvient à rendre particulièrement lumineux et expressifs. Prenez garde à vous.
Stéphane de Boysson
Les Yeux perdus
Scénario : Diego Agrimbau
Dessin : Juan Manuel Rumburús
Éditeur : Dargaud
80 pages – 16,50 €
Parution : 7 mai 2022
Les Yeux perdus — Extrait :