Déchéance familiale et vengeances personnelles sur fond de crise sociale, accentuée par des réseaux sociaux omniprésents, Patte Blanche est un roman acide excellemment bien écrit, parfaitement découpé et bien monté.
Isabella et Claude Simart-Duteil ont eu trois enfants, Samuel, Paul et Clothilde. Claude, le patriarche entrepreneur et bâtisseur, est décédé en ayant laissé à sa femme de quoi vivre bien confortablement. Il a aussi laissé l’argent qui a permis à Samuel de construire une clinique de chirurgie esthétique particulièrement florissante — le roman commence au moment où Samuel est un des meilleurs spécialistes mondiaux de rhinoplastie ! En plus de réussite professionnelle, Samuel réussit aussi en amour : il va se marier avec Monika, jeune et belle mannequin polonaise. Tout a l’air de bien rouler pour lui. Comme pour sa sœur Clothilde, même si dans un genre différent : épouse et mère de famille (un mari et trois enfants), elle s’occupe aussi en servant de super-intendante des fêtes et événements familiaux en tout genre – elle se charge de l’organisation et de ce qui suffit bien à l’occuper ! Paul, de son côté, est une sorte de journaliste provocateur, qui passe à la télé et est connu comme le loup blanc sur internet – « sept-cent soixante quinze mille occurrences sur Google. »… Et au-dessus, trône Isabella, la matriarche, l’ « irresistible », encore une belle femme malgré son âge. Splendeur de la bourgeoisie triomphante.
Splendeur, et décadence : le (petit) royaume des Simart-Duteil est bien pourri. Claude aurait eu une autre épouse en Syrie, et un fils caché – Feras. Isabella maintient l’apparence de jeunette sexy grâce aux interventions de son chirurgien esthétique de son fils Samuel. Lequel n’a pu monter sa clinique qu’en grugeant son frère de l’héritage paternel, ce qui finit par le miner. Et qui minera Paul quand il l’apprend. D’autant qu’il a les pires difficultés à rester en vie dans le monde des médias et de l’internet – avoir des vues sur les réseaux sociaux demande bien plus que du travail et de bonnes idées ! Quant à Clothilde… la pauvre, voir les autres vivre, faire les gâteaux pour les fêtes de famille, les décorations de Noël, et attendre les likes sur instagram n’est pas très enrichissant. Une cocotte minute prête à exploser, en sac trop plein qui craque aux coutures, un immeuble qui vacille, voilà ce qu’est la famille Simart-Duteil. Il ne manque que le petit truc qui va tout faire tomber. Ce petit truc c’est Feras, justement. Il leur écrit pour leur dire qu’il fuit la Syrie en guerre. S’ils pouvaient l’aider, juste une lettre pour l’accueillir, rien du tout pour eux, énormément pour lui.
Feras, la menace. Il arrive, de pays en pays, des sauts de puces qui le rapproche d’une famille qui ne veut pas de lui. C’est Paul qui mène la bataille. Il faut l’ignorer, ne pas répondre à ses messages, ne plus rien poster sur les réseaux sociaux, ne pas lui donner de grain à moudre. On ne sait jamais avec ces gens-là. Il faut faire bloc contre cet intrus. Mais l’intrus devient de plus en plus plus gourmand – voilà qu’il veut maintenant sa part de l’héritage. Paul propose de passer à l’étape d’après. Ne pas lui parler ne suffit pas. Feras se ligue avec des patientes de Samuel. Les attaquent viennent de partout. Une seule solution : s’enfermer dans leur maison de Normandie. Reclus. La paranoïa les a gagnés. La famille se renferme mais n’est pas plus soudée pour autant. À vivre caché, on n’en vit pas forcément plus heureux. La famille Simart-Duteil se délite totalement. Les secrets gardés trop longtemps éclatent. Les échecs trop longtemps ignorés deviennent insupportables. On les voit se débattre, essayer de sauver leur peau ou leur âme, à l’image de Clothilde dont la vacuité de l’existence – « ça fait des années que je vis comme une morte. » – la pousse à aider des migrants à Paris, après avoir voulu aller à Lesbos. Mais rien n’y fait.
L’histoire des Simart-Duteil tient de celle des Védrines, las « reclus de Monflanquin », qui avaient été escroqués et poussés à la réclusion par un certain Thierry Tilly – à lire dans le roman de Ghislaine de Védrines et Jean Marchand ou à voir dans Diabolique, le téléfilm de Gabriel Aghion avec Laurent Stoker et Michèle Laroque. Avec une différence cruciale qu’on ne découvre qu’à la tout fin du roman. Une chute croquignolette qui permet à Kinga Wyrzykowska de changer radicalement la perspective du roman. Jusqu’à ce moment final, Patte blanche semble être une critique acerbe de la société contemporaine, des réseaux sociaux, de la superficialité, de la mollesse morale des « élites ». Et cela devient une critique tout aussi cinglante de la cupidité, de la jalousie, des haines intra-familiales. Et finalement, Patte Blanche est probablement une double critique… qui rend le roman fort et très dérangeant. Et totalement captivant. Qu’on enrage de les voir menacés ainsi ou qu’on se réjouisse de leur malheur — selon qu’on est d’un cote de la barrière ou de l’autre —, on les regarde tomber avec une certaine fascination.
Patte blanche est d’autant plus fort et captivant que Kinga Wyrzykowska maîtrise parfaitement sa narration. La langue est simple et recherchée à la fois, sans affectation. Les personnages, plus vrais que nature, sont saisis à traits rapides et caricaturés avec quelques détails suffisants – on jurerait les connaître. Les scènes sont décrites avec un réalisme froid et précis. Et l’ensemble de l’histoire est découpée et montée à la perfection ! Patte Blanche est prêt au tournage ! Kinga Wyrzykowska combine les talents de la documentariste qu’elle est avec ceux de l’autrice qu’elle est également – elle a quand même obtenu le prix Plume Cultura en 2015 pour un roman pour la jeunesse, Memor.
Alain Marciano