Drôle de disque que ce Bleed Out, le nouveau The Mountain Goats : un concept inhabituel – la vengeance au cinéma – et un souci perfectionniste de l’habiller de rock US des plus classiques, voilà qui pourrait faire fuir. Pourtant, il s’agit d’un disque quasiment irrésistible.
Parler d’un nouvel album des Californiens de The Mountain Goats – et ils en font beaucoup, puisque Bleed Out est leur vingtième (ou vingt-et-unième, suivant comment on les décompte…) depuis que John Darnielle a commencé à faire de la musique sous ce nom, vers 1992 – est un excellent moyen de se fâcher avec une partie de nos amis, qui étaient excessivement fans du groupe durant ses premières périodes, lo-fi, puis conceptuelles, voire expérimentales. Aujourd’hui qu’il est devenu purement « classic rock », qu’il a une structure stable avec des musiciens professionnels, il est loin d’être aussi branché de dire qu’on aime ce groupe !
Les 30 premières secondes de l’introduction – pas plus – de Training Montage, folk presque roots, sont un leurre, avant que n’apparaisse la forme réelle du projet de Bleed Out : du rock américain grand-public (ou du moins qui l’aurait été au siècle dernier), une production de luxe, des mélodies tout confort, une ample vision que l’on pourra qualifier de cinématographique – on y reviendra -, voire même régulièrement une tendance à ce lyrisme décomplexé qui fera grincer les dents aux puristes : plus Springsteen ou Tom Petty qu’indie rock / indie folk, The Mountain Goats sont là pour déchaîner les passions, et faire tonner leurs guitares électriques.
Ce qui ne veut pas dire, et heureusement, que derrière cette forme apte à séduire le plus grand nombre, Darnielle ait abandonné sa vision déviante du Rock : Bleed Out, avec son étonnante pochette en forme d’affiche de cinéma 70’s, et ses corps baignant dans leur sang, allongés sur le pavé d’une rue américaine, est encore un pur concept, comme peu de gens oseraient en proposer aujourd’hui. Son sujet : la vengeance… La vengeance telle qu’elle est montrée, célébrée ou vilipendée dans le cinéma populaire, dans ces films d’action les plus clicheteux, les moins défendables. Cette vengeance qui horrifie mais fera finalement rêver chacun d’entre nous à un moment ou à un autre dans notre vie quotidienne bien réelle. Une vengeance qui tient donc d’un fantasme puéril, régressif, et qui se porte d’autant mieux que nos frustrations croissent.
Classic Rock, donc, tendance californienne, sur la majorité des titres, quasi hard rock (un terme 70’s) sur Wage Wars Get Rich Die Handsome, classiquement groovy – avec saxophone, si, si ! – sur Guys on Every Corner, la musique des Mountain Goats explorera ici de nombreuses formes, mais garde une indiscutable cohérence grâce à ses sonorités de BO d’un autre temps. Les textes, remplis à ras bord de références au cinéma et à la pop culture traditionnelle, s’avèrent finalement plus originaux, plus ambitieux que 90% de la production rock qui tourne souvent en rond entre histoires d’amour contrariées et malaise existentiel : First Blood est irrésistible avec son refrain provocateur (« John Rambo never went to Vietnam » – John Rambo n’est jamais allé au Viêtnam), et les clichés sanglants abondent (« We’re gonna need more bandages / More bandages, more shovels / When the shovels break / We’ve still got our fingernails » – On va avoir besoin de plus de bandages / Plus de bandages, plus de pelles / Quand les pelles se casseront / On aura toujours nos ongles, sur Need More Bandages), pour notre plus grande joie.
Si l’on sourit régulièrement en écoutant ces récits de violence sanglante, il ne faudrait pas croire non plus que Darnielle se contente ici d’une posture ironique, nourrie de second degré : tout Bleed Out peut être pris comme une réflexion sur la manière dont les Arts, que ce soit le cinéma, mais finalement également la musique, usent de leurs techniques et de leurs « trucs » pour capturer l’attention, puis l’imagination de leur public : c’est sans doute ce que signifie Training Montage, nous rappelant d’emblée que les émotions naissent d’abord par la magie de la technique (« It feels like it takes forever / It’s maybe five minutes on screen / But the horns will swell and the strings will sound » – On dirait que ça prend une éternité / ça dure peut-être cinq minutes à l’écran / Mais les cuivres vont enfler et les cordes vont déferler…).
Bleed Out comporte deux titres de plus de 7 minutes, Hostages et Bleed Out, sur lesquels Darnelle prend tout son temps pour nous raconter ses histoires, et rappelleront finalement le Springsteen conteur de Born To Run, voire l’Elliott Murphy de Night Lights : il convient simplement de ne jamais oublier que ce romantisme noir, tellement séduisant, tient ici plus du discours analytique post-moderniste (« We may run out of Bullets, we’re never going to run out of hostages » – On risque de manquer de balles, mais on ne manquera jamais d’otages : quelle phrase, quand même !).
Rempli à ras bord de chansons accrocheuses, souvent parfaitement réjouissantes par les réflexes pavloviens qu’elles provoquent en nous, Bleed Out est un album de pur plaisir, qu’il serait ridicule de se refuser sous prétexte que Darnielle a rarement été aussi loin de ses bases lo-fi : après tout, Bones Don’t Rust (pour ne citer qu’une seule chanson), deux minutes vingt-quatre secondes de bonheur, est bien le genre de merveilleuse sucrerie dont on a besoin en 2022.
Eric Debarnot