Tiré d’un livre « classique » de la littérature japonaise, Les Dames de Kimoto est un petit chef d’œuvre d’intelligence et de sensibilité, résultat d’un travail d’adaptation remarquable de Cyril Bonin. L’un des plus beaux livres de 2022 !
Peu connu, ou peut-être oublié depuis sa parution en traduction française dans les années 80, les Dames de Kimoto est un roman historiquement important au Japon de l’écrivaine Sawako Ariyoshi : elle y dépeint, sur trois générations de femmes, l’évolution de la condition féminine dans une société où les traditions avaient un poids écrasant – sans doute bien plus que dans la majorité des civilisations humaines. Alors que le Japon entamait son accession à la modernité, et même en tenant compte du désastre que fut l’arrivée au pouvoir des fascistes et leur alliance avec Hitler et Mussolini qui conduisit à une situation littéralement apocalyptique du pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’émancipation de la femme se déroula comme partout ailleurs, à marche forcée en dépit de la forte résistance sociétale.
C’est une idée particulièrement judicieuse qu’a eu Cyril Bonin d’adapter en Bande Dessinée ce livre majeur, et de pouvoir ainsi le faire connaître à de nouvelles générations, elles-mêmes engagées aujourd’hui dans les luttes pour l’égalité de la femme. L’intelligence de cette histoire, c’est de mettre d’abord au premier plan Hana, une femme brillante au caractère fort, qui ne cherchera jamais à sortir de sa condition, emprisonnée comme elle nous paraît dans un carcan de traditions : pourtant, grâce à sa grande intelligence et à un caractère bien trempé, elle sera l’actrice principale de la carrière de son mari, qui gravira les échelons du monde politique, toujours bien conseillé par son indispensable épouse. Hana se trouvera profondément bouleversée, en dépit de ce qu’elle perçoit être une vie parfaitement réussie – socialement et économiquement –, par la violente remise en question de la tradition par sa fille Fumio, qui mènera, en dépit de tout, la vie d’une femme moderne après avoir épousé un jeune homme doué en affaires qui partage ses idées. La troisième génération sera symbolisée par Hanako, fille de Fumio et petite fille de Hana, qui se rapprochera de sa grand-mère et atteindra une sorte d’équilibre entre acceptation de sa culture japonaise et émancipation, dans un monde il est vrai dévasté par la défaite, la bombe atomique, et la pauvreté généralisée. Cette richesse des personnages – féminins surtout, les hommes étant dans l’ensemble de simples silhouettes au second plan – et cette complexité des allers et retours entre tradition et modernité, sans que, et c’est très juste, le livre ne déclare qu’il y ait un bon côté et un mauvais, bénéficie d’un scénario remarquable, qui résume en une centaine de pages plusieurs décennies, sans qu’on s’y perde jamais, et sans rien que l’on perçoive comme une volonté de simplification.
Le dessin de Bonin est ici un peu différent de ce à quoi il nous a habitués dans ses œuvres précédentes, tout en restant très élégant et lisible. Mais c’est surtout la palette de couleurs choisies, allant en général vers le rose (avec des touches de vert clair en opposition), qui interpelle : on n’est pas d’abord très sûr que ce choix étonnant nous plaise, mais il faut bien admettre qu’on est peu à peu conquis par l’atmosphère subtile qui se dégagent des pages des Dames de Kimoto.
Et quand on referme ce livre, des larmes plein les yeux, en ayant le sentiment d’avoir appris beaucoup de choses en fréquentant ces trois femmes remarquables, on s’aperçoit qu’on vient tout simplement de lire l’un des plus beaux livres de 2022.
Eric Debarnot