Saeed Roustaee porte un regard cruel mais lucide sur les dérèglements moraux et économiques d’une famille et de son pays. C’est dense et toujours passionnant, même si l’on finit davantage impressionné par la mécanique narrative implacable qu’ému totalement par le destin de cette fratrie dysfonctionnelle.
Après le thriller social rentre-dedans (La loi de Téhéran), la grande fresque familiale : changement de registre donc pour Saeed Roustaee, mais certainement pas de ton. Cette fois il s’agit d’ausculter le délabrement économique qui sévit en Iran (sans surprise, le film y a été interdit) par le biais d’une fratrie minée par le chômage et la dèche. Et par l’entêtement d’un père qui préfère consacrer son magot (quarante pièces d’or), amassé à l’insu de tous, à une donation pour le mariage d’un cousin de la famille (qui pourtant l’a toujours méprisé) et en devenir ainsi le patriarche, le patriarche que l’on consulte, celui que l’on écoute et que l’on respecte, plutôt que d’aider ses enfants dans un projet de rachat immobilier capable de les remettre à flot.
Dense dans ses thématiques (toute-puissance de l’argent, appauvrissement de la classe moyenne, patriarcat, éducation, schismes générationnels…), dans la construction de son récit et la caractérisation de ses personnages, Leila et ses frères nous entraîne dans une spirale (infernale) de désillusions, de mensonges et de vérités mettant à mal l’équilibre, déjà fragile, de cette famille au bord de l’implosion. Équilibre que paraît, à elle seule, porter Leila (son mal de dos chronique résonnant alors comme la métaphore, certes un peu facile, de cette stabilité, même précaire, qu’elle maintient comme elle peut). Et qui tente, entre un père teigneux, une mère qui ne l’aime pas et quatre frères à la ramasse, de trouver des solutions pour survivre dans le chaos d’une crise économique rageuse (un tweet de Trump suffit par exemple, en quelques minutes, à dévaluer la monnaie iranienne).
C’est à travers elle, à travers sa force, son envie d’émancipation et ses certitudes (jamais Leila ne baisse les bras, ne semble douter ou flancher, et si elle flanche soudain, un instant, de suite elle se reprend, donne de la voix, revient au combat), que Roustaee porte ce regard cruel mais lucide sur les dysfonctionnements de cette famille et de son pays («Cela fait plusieurs années, depuis le deuxième mandat de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, que tous les jours nous sommes confrontés à des catastrophes économiques […] Nous vivons un effondrement extraordinaire qui abîme les corps, les âmes, et qui affecte les relations humaines», a expliqué Roustaee). Regard qu’il accompagne d’une mise en scène précise, fluide dans la dynamique incessante entre les différents protagonistes, ample aussi dans les deux grands mouvements du film engageant l’action (mouvement inaugural lors de la violente évacuation d’une usine) puis relançant les enjeux (mouvement central lors de la fastueuse cérémonie du mariage).
Le seul véritable problème du film, si tant est que l’on puisse appeler ça un «problème», plutôt une constatation en l’état, c’est qu’il vient après ceux d’Asghar Farhadi. Et de donner ainsi l’impression, face à Leila et ses frères, de regarder un Farhadi puissance XXL où les ressorts scénaristiques emportent tout sur leur passage, s’imposent dans l’enchaînement, dans la multiplication des drames, des fâcheries et des révélations. Si bien que l’on finit davantage impressionné par cette mécanique narrative implacable déployée (et tenue avec brio) pendant presque trois heures qu’ému totalement, mais quand même un peu, par le destin de cette famille comme condamnée à ne pouvoir, jamais, s’extirper de sa condition.
Michaël Pigé