Cinq ans après le tonitruant Mad Max: Fury Road et deux ans avant le très attendu Furiosa, George Miller nous revient avec Trois Mille Ans à t’attendre, ambitieux projet co-écrit avec sa fille Augusta Gore et porté par un fabuleux duo d’acteurs. Une surprise ? Dans un sens, oui. Mais pas totalement.
Ils sont là, tous les deux, assis sur un lit dans une chambre d’hôtel à Istanbul, vêtus du même peignoir blanc. A première vue, on croirait à un lendemain de nuit torride, point culminant et potentiellement final d’une longue séduction entre deux êtres réunis par le désir. Pourtant, c’est bien d’un début qu’il s’agit. Celui de multiples confidences, fables, secrets et questionnements mais surtout d’une histoire en particulier, qui pourrait bien rassembler toutes les autres pour mieux les surpasser.
George Miller est l’archétype du cinéaste qui semble n’être jamais là où on l’attendrait… jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’il est précisément là où il devait être. Le septuagénaire australien avait déjà fait lever un sourcil et le coin de la lèvre à la presse spécialisée lorsqu’il avait déclaré en 2014 vouloir donner une suite à Mad Max (rictus nerveux) sans Mel Gibson (ricanement gêné) et porteuse d’un message féministe (gorge déployée et roulade sous la table). Un scepticisme instantanément passé au lance-flamme par Fury Road, l’un des spectacles à l’américaine les plus cultissimes des trente dernières années, mais également et surtout par une réflexion plus poussée sur le cursus du monsieur. Car Miller, s’il a toujours entretenu un goût évident pour la digression stylistique (outre Max le Taré, il est aussi le papa de Babe et Happy Feet, ce qui signifie que Mel Gibson a pour frangins un porcelet qui parle et un manchot qui fait des claquettes. Imaginez les repas de famille), fait aussi preuve d’une adresse peu commune lorsqu’il s’agit d’affirmer son style par l’exercice du grand écart. En effet, la composante féminine et féministe de Fury Road n’était-elle pas avant tout un prolongement de préoccupations déjà anciennes ? Pensons par exemple aux Sorcières d’Eastwick, géniale comédie fantastique sur la vengeance du trio Pfeiffer/Sarandon/Cher, gang de donzelles fermement décidées à faire bouffer ses dents à un Jack Nicholson pourtant bien vénère. De la même manière, un revisionnage de Thunderdome suffit pour comprendre d’où provient toute la charte esthétique de Fury Road (sans compter que le film, injustement conspué, mérite d’être revu). Et bien sûr, là où le grand public salive déjà à grosses gouttes suite à l’annonce du spin-off Furiosa prévu pour 2024, c’est avec un projet bien différent que Miller nous revient cette année.
Interrogé au détour du nouveau millénaire sur ce qui le faisait persister à prendre les contes et légendes comme matériau de base, Neil Gaiman avait tout bonnement répondu « Ces histoires ont un pouvoir ». Or, il y a une essence fondamentalement Gaimanesque dans ce nouveau film, largement étoffé à partir d’une nouvelle de A. S. Byatt, et qui brasse tout un pan de l’imaginaire d’autrefois pour mieux célébrer celui d’aujourd’hui, non pas en ressuscitant des mythes comme autant de zombies à autopsier, mais en tissant un fil de magie entre les siècles, prouvant que la puissance d’évocation de cette féerie ne peut qu’être décuplée par notre expérience moderne. Miller ne traite jamais son sujet comme une cosmologie défunte qu’on placerait au microscope pour mieux la disséquer, mais au contraire comme un langage de spectacle poétique total, au cœur duquel sa mise en scène explose et se déploie en tous sens, constamment nourrie par des visions grandioses au service d’une symbolique de tous les instants. A titre personnel, je n’avais pas vu un travail de cette ampleur depuis The Fall de Tarsem Singh, qui se trouve être un de mes films favoris de tous les temps. Trois Mille ans à t’attendre nous fait spectateurs de l’avènement et de la chute de royaumes des temps anciens, ou d’existences entières parfois résumées en quelques scènes par le talent de conteur du réalisateur. Le spectacle esthétique est dantesque, certes, mais sans une seule seconde de complaisance. Chaque plan comporte une astuce de mise en scène, un symbole ou un message servant à propulser le récit vers l’avant, mais aussi et surtout sur les côtés, car le film se revendique comme une célébration de la digression par l’imaginaire. Là encore, la vérité n’est pas là où on l’attendrait, car les détours narratifs des personnages se révèlent finalement être au cœur même de l’histoire. Ce que l’on aurait pris pour un à-côté est en réalité le sujet même du film, qui en devient d’ailleurs une puissante allégorie de la carrière de son auteur, toujours avide de fresques à raconter et de spectacles à magnifier. Envers et contre tout, en dépit des contraintes réelles d’une industrie toujours plus retorse envers les créateurs, Miller fait montre d’une jeunesse artistique, d’une pureté de vision et d’une virtuosité d’imagination sans faille.
Un autre paradoxe révélateur se trouve au tout premier plan du long-métrage, dans la façon dont l’interprétation et l’écriture cohabitent pour se consolider mutuellement. Le djinn, malgré ses pouvoirs et son immortalité, a connu les pires tourments du fait de ses propres sentiments. On serait tentés de songer à Idris Elba lui-même, acteur doté d’un charisme inné le destinant à être une star, se rêvant un temps dans le smoking de James Bond, mais qui a pourtant peiné à trouver des rôles sur grand écran à la mesure de son talent. Le personnage d’Alithea, au contraire, semble n’être jamais parvenu à manifester une vraie soif d’humanité en dépit de ses innombrables connaissances et d’une bienveillance à toute épreuve. Néanmoins, à l’image de tant d’autres ingrédients du film, le personnage n’est pas tout à fait tel qu’on l’imaginerait de prime abord. Cette femme que l’on supposerait torturée par sa solitude est en réalité sereine, comblée et en pleine possession de son existence face au monde. Bien embêtée lorsqu’il s’agit d’identifier ses désirs les plus chers, ses vœux magiques seront davantage motivés par une compassion profonde que par un quelconque mal-être métaphysique. Là encore, le choix de Tilda Swinton dans ce rôle de femme indépendante qui s’estime choyée par la vie n’est nullement anodin. Par ailleurs, le magnétisme des deux comédiens permet au film de ne jamais s’essouffler lorsqu’il retourne au premier pan de réalité, celui de la conversation dans la chambre d’hôtel. Au contraire, les personnages sont précisés, approfondis et enrichis au fil des évocations successives des nombreux récits enchâssés, jusqu’à échapper à leurs propres narrations pour prendre vie ensemble, différemment. Car c’est réellement leur histoire qui se joue, celle de la rencontre de deux êtres fondamentalement complémentaires, que Miller traite avec tout autant de souffle poétique que les autres versants de sa narration.
Non content de confirmer sa capacité à façonner des personnages féminins d’une grande richesse, papy George parvient à établir des problématiques complexes en quelques scènes, sans jamais céder à la logique manichéenne qui pourrait en découler. Sa version remaniée de la rencontre entre la Reine de Saba et Salomon, loin de sombrer dans le poncif d’un féminisme racoleur comme on en voit si souvent à Hollywood, est riche de sens à bien des niveaux, que ce soit sur la notion de séduction amoureuse, le rapport entre désir et convoitise, le rôle des genres ou la confrontation entre les sentiments d’un individu et son statut social. La moindre nuance peut donc précipiter une histoire dans la tragédie ou le bonheur absolu, car les contes comportent fatalement leur lot de mises en garde et de leçons à tirer. Il en va ainsi pour la déchirante histoire d’amour et de connaissance contée par le djinn, ou quand Alithea se trouve confrontée à des idées qui lui sont odieuses, avant de comprendre qu’une dose de réalité positive peut clore le conflit en faisant progresser les mentalités. Ce portrait en puissance de la nature humaine, associé à une exaltation de l’imaginaire comme faculté de transcendance de la mortalité, achèvent de faire de Trois Mille Ans à t’attendre un véritable triomphe de conteur sur grand écran, d’une générosité aussi rare que précieuse. A mesure que le récit progresse, on se prend à suspecter un énorme bouleversement final, un geste d’apothéose épique et pyrotechnique comme Hollywood nous y a habitués, qui parachèverait l’ensemble avec panache et fracas. Là encore, la réalité est toute autre, plus finement amenée et finalement bien plus marquante que ce que nos attentes prédisaient. La solution n’est pas à chercher dans l’idéal vers lequel on tend désespérément, mais bien dans les limites de ce qui nous constitue, dans la beauté fondamentale de notre non-finitude. La clé n’est pas cachée dans le conte, mais chez le conteur. Néanmoins, pour l’obtenir, il est avant tout nécessaire de croire en ce qui nous est conté. Car comme Neil Gaiman l’avait si justement formulé, ces histoires ont un pouvoir. Pour le voir, il nous suffit d’y croire.
Mattias Frances