Une quête personnelle et historique, racontée dans une langue subtile, raffinée, délicate. Un roman poétique sur des vies poétiques, plongées dans la violence de la colonisation et de la décolonisation. Mia Couto nous offre avec Le cartographe des absences un remarquable encore une fois livre.
Nous sommes en 2019, un cataclysme va détruire la ville de Beira, sur la côté du Mozambique. La nature se déchaîne et va emporter une grande partie de Beira. En écho, des événements personnels et historiques vont aussi emporter Diogo Santiago, ce poète Mozambicain invité à Beira par une université pour parler de poésie — « le sujet qui m’intéresse le plus », dit Santiago, « la poésie n’est pas un genre littéraire, c’est une langue antérieure à tous les mots ». La poésie est une façon de vivre, une manière d’être au monde, de faire face aux événements et donc de parler aux autres.
Mais Diogo Santiago est-il vraiment venu à Beira pour parler de poésie? Ou, plus précisément, pour parler seulement de poésie? Probablement pas. Qu’il accepte l’invitation alors qu’il n’arrive plus à écrire n’est pas un hasard. Peut-être pense-t-il pouvoir retrouver l’inspiration. Ou alors il cherche autre chose. Quoi ? Quelle est la véritable raison qui l’a poussé à faire ce voyage ? Retrouver son passé, les lieux et les personnes de son enfance, les événements qui l’ont marqué, peut-être traumatisé ? Un voyage dans le temps autant que dans l’espace ? Cela ne saurait être le cas. Santiago est persuadé avoir tout oublié, tout enfoui au fond de son âme, dans les replis du temps. Il est aussi convaincu que voyager dans le « marais » qu’est le passé est tellement périlleux, le faux-pas guette à chaque instant, l’abîme menace, qu’il a préféré oublier. Comme le lui fait superbement dire Mia Couto au tout début du roman,« il ne me reste plus de souvenirs, je n’ai que des rêves. Je suis un inventeur d’oublis. » La mémoire, on le sait, n’est pas faite pour se souvenir mais oublier. Pour choisir ses oublis.
Mais Diogo Santiago est peut-être retourné à Beira pour se souvenir, pour ne plus rêver le passé, pour se réveiller. Parce que s’il a oublié (ou s’il occulte le passé), il sait que d’autres n’ont pas oublié, elles ou ils sont encore là et les rencontrer vont le rendre à la réalité, à une certaine forme de réalité en tout cas. Effectivement, il y a Liana Campos qui a des extraits de journaux et d’entretiens de la police secrète, la PIDE — le père de Liana en était inspecteur. Il y a Camilla, son ancienne voisine. Et aussi Benedito, que ses parents avaient recueilli et qui est maintenant un haut responsable du FRELIMO. Car retourner dans le passé à Beira, ce n’est pas simplement revenir vers des parents éloignés, et réaliser ce qu’ils étaient, c’est aussi rendre visite à l’Histoire. L’un et l’autre peuvent être douloureux. Diogo Santiago se retrouve confronté au racisme et à la violence de la dictature Portugaise des années qui précèdent de peu la fin de la colonisation. Il se retrouve confronté au rôle que son père, que son demi-frère ont joués.
Mia Couto procède par allers-retours, entre 2019 et 1973. Petit à petit, l’histoire se développe, les éléments du puzzle se mettent en place. Grâce à Liana, Camilla, Bendito, Mariana et d’autres, Diogo Santiago prend conscience de tout ce qu’il avait donc consciencieusement oublié et de ce qu’il se contentait de rêver. Le passé rattrape le présent et s’y mêle comme le rêve (le cauchemar) se mêle aussi à la réalité. Mia Couto nous embarque dans une quête à la fois personnelle, métaphysique, Historique. Un sacré défi. Qui d’autre mieux que Mia Couto aurait ut faire cela? Non seulement il a vécu la période, mais c’est aussi un écrivain énorme, un des plus grands écrivains d’Afrique. Un roman glaçant et beau, plein de violence et d’humanité, plein de poésie. La poésie comme mode de vie ou de survie dans un monde hostile.
Alain Marciano