Pachinko est l’adaptation ambitieuse, par une équipe clairement dévouée corps et âme au projet, d’un roman narrant les épreuves vécues au XXème siècle par les émigrés coréens dans un Japon hostile et raciste : une réussite absolue, à ne manquer sous aucun prétexte quand on aime le « grand cinéma ».
« Pachinko », c’est bien sûr une machine à sous japonaise, sur laquelle le joueur peut influer un peu à la manière d’un flipper. Le faîte de la popularité de ces machines au Japon fut dans les années 80, avant que l’économie du pays ne s’effondre dans une terrible récession causée en particulier par une bulle immobilière. Mais Pachinko, c’est aussi et surtout – pour ce qui nous intéresse ici – un roman coréen réputé, qui retrace le parcours d’une jeune coréenne, Sunja, pauvre et illettrée, forcée de s’exiler au Japon au début des années 30, ainsi que celui de sa famille, et ce jusqu’aux années 90 (sa famille est alors propriétaire d’une salle de pachinko, d’où le titre…). Et aujourd’hui, Pachinko, c’est l’une des plus grosses séries « de prestige » de la plateforme Apple TV+, une co-production américano-coréenne tournée partiellement au Canada, et adaptant le roman de Lee Min-Jin.
Ce qui est intéressant, et explique au moins partiellement la réussite incontestable qu’est cette série, qui semble d’ores et déjà destinée à figurer au podium des plus grandes séries télévisées contemporaines, c’est que de la productrice et scénariste Soo Hugh aux deux réalisateurs Justin Chon et Kogonada – un aficionado d’Ozu, ce qui compte ici -, en passant par les scénaristes, tout le monde ou presque est d’origine coréenne. Le sujet de Pachinko est la description – empathique, voire souvent très émotionnelle (il est difficile de retenir ses larmes devant la plupart des huit épisodes de cette première saison) tout en évitant de mélodrame -, des épreuves vécues par les émigrés coréens au Japon : on peut donc penser que le sentiment de justesse, de profondeur que dégage la série n’est pas étranger à l’implication émotionnelle forte de toute l’équipe à l’œuvre…
La narration de Pachinko entremêle de manière toujours très lisible plusieurs temporalités, mais ce sont les deux récits principaux qui en sont les points forts : d’une part, la crise existentielle et identitaire de Solomon (Jin Ha, déjà vu dans Devs), jeune cadre financier bien intégré dans la société japonaise des années 80, qui est confronté, à l’occasion d’une négociation difficile relative à l’expropriation d’une vieille dame coréenne au cœur d’un projet immobilier, à ses origines, soigneusement refoulées pour lui garantir son succès professionnel ; de l’autre, la dure vie de la jeune Sunja (Kim Min-ha, une débutante au charisme remarquable, dont on entendra forcément reparler)… Aussi bien dans son pays natal écrasé sous la botte japonaise que, ensuite, à Osaka, où avec son mari pasteur elle doit faire face à la haine et au racisme des Japonais, exacerbés par l’accession au pouvoir des fascistes qui amèneront le pays au désastre de la seconde guerre mondiale, Sunja, héroïne tragique, fera preuve d’une formidable intelligence et d’une force de caractère galvanisante…
… Et il y a, en plus, ce terrible septième épisode, qui retrace de manière saisissante le cataclysmique tremblement de terre de Yokohama en 1923, du point de vue de l’un des personnages les moins sympathiques de la série, Hansu (et c’est là une belle intuition que de lui conférer ainsi une profondeur dont les « méchants » sont souvent dépourvus dans les fictions occidentales) : là encore, les immigrés coréens feront les frais du désastre, désignés à la vindicte populaire comme des profiteurs de la précarité des survivants, et des pilleurs criminels…
Pachinko ressemble plus à du « vrai cinéma » qu’à une série traditionnelle, et les moyens mis en œuvre, le classicisme d’une réalisation clairement plus « japonaise » que « coréenne » (si l’on se fie aux stéréotypes respectifs de ces deux grandes cinématographies…) et la forme scénaristique y sont pour beaucoup. Mais l’ampleur de l’histoire racontée, la manière dont sont mêlées les considérations historiques, sociales, politiques, avec les drames humains les plus poignants, bénéficient aussi clairement de la « forme longue » de la série TV…
A la fin de cette première saison, qui se termine non sans audace en insérant dans la conclusion du dernier épisode des interviews de vieilles dames coréennes ayant vécu les événements narrés dans Pachinko, on ne peut que se dire, éblouis, qu’on assiste à la fusion parfaite de la forme cinématographique avec la forme télévisuelle, le tout au service d’une grande histoire. Le résultat est un chef d’œuvre.
Eric Debarnot