Strega est un roman fantastique, gothique, merveilleux et étrange. Un roman à la beauté morbide. Une sorte de Shining romantique, raconté dans un style pur et simple, sans psychologisme ni pathos mais avec une très grande émotion.
Elles sont 9 : Alba, Alexa, Cassie, Bambi, Barbara, Gaia, Paula, Lorca et Rafaela, la narratrice. Elles ont 19 ans. Elles vont travailler quelques semaines, quelques mois – le sait-on ? Le temps est si insaisissable, si fuyant … – à l’hôtel Olympic. Ce pourrait n’être qu’une étape dans la vie, un travail temporaire, juste un moment dont on se souvient plus tard avec émotion mais dans un sourire. Ce sera un traumatisme, une blessure ouverte pour la vie ou une révélation… une expérience unique, fondatrice, en tout cas. Une rupture avec le monde que ces jeunes filles connaissaient. Peut-être une rupture d’avec le monde.
A commencer par le départ pour l’Olympic. Rafaela, la narratrice, quitte le village où elle a passé toute sa vie. Il fait nuit, c’est le petit matin. Elle punaise un message pour sa mère sur un tableau dans l’entrée, évitant de la réveiller. Elle est seule. Autour d’elle le silence et le vide : « la gare était déserte », constate-t-elle au moment de monter dans le train, comme sont déserts les villages traversés. Le voyage semble ne plus finir. Le train se vide petit à petit. A l’arrivée, Rafaela est seule, de nouveau. Le village porte le joli nom de Strega – sorcière en Italien – et se trouve dans les Alpes, au milieu des montagnes. Dans la gare, un panneau lumineux clignoter, qui indique « TERMINUS en vert fluorescent. » Bienvenue à Strega ! Au moins, Rafaela est prévenue, partir ne sera pas facile… Et pourtant, elle n’est pas encore au terminus. Il faut encore prendre le téléphérique, grimper sur la montagne pour arriver à sa destination finale. L’hôtel Olympic. Des forêts. La montagne. Quelques quelques nonnes (dans un couvent voisin). Le bout du bout, que les clients n’arrivent même pas à atteindre… L’Olympic tient plus de l’Overlook que du Grand Budapest !
D’ailleurs, ce que se passe dans cet hôtel est très irréel, fantastique, fantasmagorique. Dans le réel, rien ou presque ne se passe. La monotonie et la routine s’installent très vite – « nous comprîmes rapidement que chaque jour était identique au précédent ». Jour (identique) après jour (identique), Alba, Alexa, Cassie, Bambi, Barbara, Gaia, Paula, Lorca et Rafaela répètent les mêmes gestes, comme « servir le café et le pain dans le jardin d’hiver ». Des gestes simples et inutiles (puisqu’il n’y a pas de clients). Des gestes qu’elles n’ont pas choisi de faire, dans un endroit où elles n’ont pas choisi d’être. Ont-elles été envoyées à l’Olympic pour un travail saisonnier ? Non. Elles savent qu’elles sont « placées en rétention de l’autre côté des montages ». Elles savent qu’elles sont là pour expier la faute que quelqu’un d’autre a commise. Quelle issue possible pour elles ? La disparition dans les montagnes – la mort ?
Résumer Strega est une sorte de défi… Le pitch tient sur le dos d’une carte de visite. Une saison dans un hôtel où il n’y a pas de clients ?! Et pourtant, le roman est d’une profondeur abyssale, d’une densité époustouflante, d’une richesse incroyable. Et d’une telle beauté… On s’y perd avec délice. Pas simplement à cause de ce dont parle Johanne Lykke Holm parle : les relations que nouent ces 9 jeunes femmes qui apprennent à se connaître en quelques heures et qui nouent très vite des relations fusionnelles. La beauté de Strega tient aussi dans la manière dont Johanne Lykke Holm raconte son histoire, avec finesse et délicatesse. Elle ne se met pas à la place des personnages, ne nous dit pas ce que pensent ses héroïnes. Ici, – pas de psychologisme déplacé. Par petites touches, Johanne Lykke Holm décrit des situations, des paysages, des comportements. Elle donne à voir et nous voyons. Nous voyons ces salons vides, ces tasses pleines de confiture, ces forêts noires et profondes, cette vallée surplombée par le téléphérique. Nous voyons ces filles assises dans le couloir en train de fumer. Nous voyons leur ennui épais, leur réclusion, leur enfermement et leurs tentatives pour s’en échapper. Nous voyons les spectres. Tout est étrange et merveilleux. Tout est subtil.
Alain Marciano