Le 9 septembre 1998, disparaissait Lucio Battisti, un immense artiste qui eut un impact considérable sur la musique italienne, et qui reste peu connu en France…
Le 9 septembre 1998 fut pour l’Italie une journée de deuil comparable à celle du décès de Serge Gainsbourg pour l’hexagone. Car si l’importance d’un interprète dans l’inconscient d’une nation devait se mesurer en nombre de reprises/massacres par des chanteurs/chanteuses à succès, Battisti fait assurément partie du paysage national italien : il a autant été « victime » de ce traitement que Gainsbourg en France. En France, Sébastien Tellier, Thomas Mars et Julien Doré comptent parmi ses admirateurs. Dans le monde anglo-saxon, Townsend, McCartney et Bowie font partie de ses laudateurs. D’une discrétion et d’une pudeur assez proches d’un Julien Clerc, il n’aimait pas la scène et choisit de mettre à distance sa médiatisation (volonté d’ailleurs pas respectée par la presse people locale). Petite revue non exhaustive des diverses facettes d’une passion italienne.
La rencontre décisive
Ray Charles fut le détonateur de la vocation musicale de Battisti, l’artiste qui le poussa à demander à ses parents en cadeau une guitare. Puis ce furent Dylan, Donovan et les Beatles. Au début des années 1960, la scène rock italienne naissante lui donne l’occasion de se faire la main dans plusieurs groupes. Un jour de Saint-Valentin 1965, il est repéré par la productrice française Christine Leroux lors d’un rendez-vous avec le producteur Franco Crepax. La voix de l’Italien la fascine, alors que ce dernier a peu confiance dans ses capacités d’interprète. C’est Leroux qui sera la Joe Moss (disquaire mancunien qui initia la rencontre entre Morrissey et Johnny Marr) de Battisti et du parolier Mogol en les mettant en contact. Le tandem commence par composer pour les autres avant que Mogol ne pousse Battisti à interpréter leurs chansons. Bien que suscitant des controverses critiques, le style vocal de Battisti fera date dans musique italienne. Sa voix pouvait aller haut dans les aigus, mais elle n’était pas dans la recherche d’emphase et de puissance de ce Bel Canto qui pesait encore sur la variété italienne. Elle aura en Italie le même effet décomplexant pour les chanteurs qui n’étaient pas « à voix » que le murmuré sensuel gainsbourien en France ou la voix nasillarde de Dylan dans le monde anglo-saxon.
L’avènement d’un homme italien nouveau
Les textes de Mogol furent le sismographe de l’évolution du mâle italien à la fin des années 1960. Moment où ce dernier passe du macho à l’adolescent attardé façon Antoine Doisnel. Le narrateur de Dieci Ragazze tente ainsi (en vain) d’effacer son obsession pour son ex en jouant les Dom Juan. Celui de Non è Francesca refuse de regarder en face l’infidélité de sa compagne. Porté par des accords basiques de Rythm’n’Blues, parcouru de désir de mort, le texte de Il Tempo di Morire évoque un amoureux prêt à offrir une moto à celle qu’il aime pour l’arracher aux bras d’un autre. Les ex qui se retrouvent dans Ancora Tu réalisent que l’attraction est toujours présente et vont peut-être se remettre ensemble. Même si le texte suggère que cette relation ne sera pas forcément fidèle.
Battisti le caméléon
Les premiers succès de Battisti furent marqués par l’intégration des influences pop anglo-saxonnes à la variété italienne. L’album Emozioni (1970), rempli de morceaux devenus des classiques en Italie, serait le point culminant de cette période. Des membres des groupes de prog rock PFM, Dik Dik et Formula Tre sont présents comme musiciens sur cet album. Au début des années 1970, il contribue justement à la croissance de la scène locale de rock progressif en produisant le premier album de Formula Tre. L’album Amore e non Amore (1971) est sa première incursion musicale dans le prog rock : le concept album a une face « non amour » consacré aux amours non partagées, adultères avec une instrumentation pop/rock. Et une face « amour » au style plus proche du rock progressif. Trois ans plus tard, un voyage au Brésil lui inspire l’album qui donne aujourd’hui à Battisti un petit culte hipster dans le monde anglo-saxon et quelques mentions dans la presse rock française : Anima Latina. Si l’auteur de ces lignes ne suit pas forcément ceux qui font de l’album un Melody Nelson transalpin, le mélange de musique sud-américaine, de rock progressif et de soul music y est réussi et la perte des qualités pop des morceaux des années 1960 est compensée par le sens atmosphérique des parties instrumentales. Son périple américain de 1975 lui inspire Lucio Battisti, la batteria, il contrabbasso, eccetera (1976), un album imprégné de funk et du Disco naissant, avec le tube Ancora Tu. Virage vers une dernière partie de carrière marquée par les influences de la Soul commerciale, du Soft Rock, de l’électropop, période marquée par la séparation avec Mogol et qui sera peu considérée en Italie.
Battisti et le rock anglais
Lors d’un séjour à Londres en 1966, Battisti sera approché par les producteurs des Beatles, par l’intermédiaire de McCartney. Ces derniers souhaitaient lancer sa carrière aux Etats-Unis. Mais Battisti refusa parce que 25 % de ses revenus auraient été prélevés par les producteurs. Mais il décrochera en 1968 un numéro un en Angleterre au travers du groupe psychédélique Amen Corner : (If Paradise Is) Half as Nice, adaptation anglaise de son Il Paradiso della vita écrit pour La Ragazza 67 (et plus tard réécrit sous le titre Il Paradiso pour l’artiste de variétés italienne Patty Pravo). Deux ans plus tard, un Bowie désireux de succès en Italie commandera à Mogol une adaptation de son Space Oddity. Le Thin White Duke ne s’arrêtera pas là et adaptera en anglais Io vorrei… non vorrei… ma se vuoi sous le titre Music is Lethal pour le premier album solo de son guitariste Mick Ronson (Slaughter on tenth avenue). Il n’est peut-être pas anodin que Bowie ait choisi une ballade évoquant Across the Universe : ce classique des Fab Four a fortement influencé beaucoup des ballades bowiennes du début des années 1970 et Bowie le reprendra sur Young Americans. Il y a la même cohérence musicale que lorsque Bowie reprendra du Morrissey influencé par Ziggy Stardust (I know it’s gonna happen someday) ou du Walker Brothers inspiré de sa période berlinoise (Night Flights).
Loving the Alien…
Alors, évidemment, ce papier oublie des choses : la tentative ratée de percer dans le monde anglo-saxon, l’apolitisme de Battisti à une époque où il était un devoir pour un artiste italien de prendre position, une œuvre axée sur l’amour à contre-courant du climat d’insécurité des Années de Plomb et qui fut un échappatoire pour le peuple italien, Battisti et ses interprètes féminines de la chanson populaire (Patty Pravo, Mina…), Battisti chanté en chœur par tout un car chez Moretti (Bianca)… Alors qu’il y aura forcément des hommages ce jour en Italie, on peut sourire de voir Battisti et Bowie réunis en 2022 par la mini-série Le Journal d’Andy Warhol : on y entend son Il Mio Canto Libero dans un épisode intitulé… Loving the Alien. Soit le meilleur morceau de l’un des pires albums du Thin White Duke (Tonight).
Texte : Ordell Robbie