Troisième album pour M. et Mme Binouzes. Au programme : de la fuzz, du riff, du groove et de la fuzz. Aparté de circonstance où il sera question de Detroit, de lézards et, finalement, de l’avenir du rock & roll. Rien que ça.
Rien ne sert d’avoir inventé la poudre, une fois qu’on a tout fait péter. Voilà, c’est gratuit, non-copyrighté, vous pouvez la noter et la recycler à loisir pour absoudre toute bande d’écervelés aggravant leur cas à grand renfort de headbang sur wattage distordu. Et au fond, hors de la regrettable éventualité d’une entorse cervicale… où est le mal ? Sans ce réflexe d’indulgence qui nous fait fondre devant les amplis fumants, les annales musicales du dernier siècle auraient fait l’impasse sur les Ramones, Motörhead, Blue Cheer, Slayer, le J. Geils Band, Hanoi Rocks, Mudhoney, Lords of Altamont, Free, Black Rebel Motorcycle Club, les White Stripes, Jon Spencer, bref, un nombre invraisemblable d’usines à guitares furibardes, tradition dont fait justement partie notre sujet du jour, The Schizophonics. Derrière ce nom bicéphalement connoté se trouve effectivement un couple, celui de Pat et Lety Beers. Deux anciens camarades d’un lycée d’Arizona, délocalisés à San Diego pour une union à la ville comme sur scène. Lui à la six-cordes et au micro, elle à la batterie et aux chœurs, flanqués de bassistes intermittents, comme des Limiñanas ricains sans la pose intello-cinématique. S’étant taillé une jolie petite réputation en live et comme backing band pour diverses personnalités de la scène underground californienne, le groupe livre son troisième LP, Hoof It, faisait suite à Land of the Living en 2017 et People in the Sky en 2019.
Qu’en est-il donc de ce nouvel album ? Et bien, pour dire vrai… il n’a rien de particulièrement inventif. On pourrait même aller jusqu’à dire que tous les œufs (déjà bien périmés dans l’ensemble) sont tassés dans un même panier : celui de la conviction, de l’argument par l’impact, de la négociation à bout portant et du marchandage à coups de latte dans la face. Subtilité ? Connaît pas. Originalité ? Surcoté, ça. La réalité du projet parvient pourtant à mettre en échec quelques parallèles de surface un peu fastoches. Lety s’est originellement mise à la batterie pour accompagner son homme, mais ne joue pas pour autant comme Meg White. L’idée est celle d’un duo crado fan des fifties et sixties, mais le résultat ne ressemble pas tellement aux Flat Duo Jets. En revanche, on pense et repense au MC5 pour les riffs joyeusement mal torchés sur un backbeat qui a tendance à swinguer et groover bien plus que de raison, comme pour nous faire regretter le manque de souplesse qu’on se plairait à lui astreindre sur le papier. La voix de Pat, elle aussi, évoque davantage l’urgence soul speedé de Rob Tyner que la morgue féline d’Iggy ou le baryton d’Elvis version monstre de Frankenstein canonisé par Lux Interior. Le paroxysme de l’influence du 5 de Detroit est ici atteint sur Rain Down, harangue électrifiée que n’aurait pas reniée le gang du White Panther Party.
Les Schizophonics jouent donc dans cette cour plus restreinte qu’on voudrait bien l’admettre, celle des groupes contemporains capables de revitaliser l’héritage de crasse ancestrale de la Motor City. Un voisinage où la qualité régule invariablement la quantité, abritant les Flaming Sideburns, les Bellrays, les Hellacopters et autres Jim Jones Revue. S’ils n’ont ni la volatilité collective des premiers (du fait d’un line-up plus resserré), le survoltage soul des seconds, la rouerie mélodique des troisièmes ou le charisme vaudou des derniers, Pat et Lety se qualifient pourtant sans grande peine pour un permis de construire dans le coin. Ils ont pour eux un indéniable sens de la concision et du dynamisme, ainsi qu’une capacité à ne jamais miser sur des avantages qui seraient hors de leur portée. Si cette stratégie conduit fatalement à une révérence pour une zone de confort qui, pour ne rien arranger, n’est pas follement actuelle par le lignage qu’elle revendique, elle contribue aussi et surtout à la sensation d’un sujet très maîtrisé que l’énergie ne déserte jamais.
On pourrait s’attarder sur chaque titre indépendamment sans que cela n’offre une réelle plus-value pour approcher ce nouvel album. La seule suggestion serait de se renseigner un peu sur le programme pour en orienter l’expérience. Si vous vous sentez d’humeur pour quelque chose de novateur et surprenant, il y a de fortes chances que vous vous lassiez dès le troisième titre. Si, en revanche, vous craquez pour Little Richard, The Go et les Sonics, vous êtes en bonne voie pour kiffer la chose. Car s’il y a bien une taloche difficile à esquiver sans trop de mauvaise foi, c’est celle administrée par un groupe capté en quasi-live et dont la hargne semble non-feinte (ou, du moins, jouée avec un aplomb sans faille). Cette sensation presque physique des guitares lacérant l’oreille interne telle une fourchette contre une assiette ou une craie au tableau, voilà ce qui fait appel à notre cerveau reptilien, comme à des lézards de Pavlov se dorant les écailles devant les baffles ardents. C’est à la fois ce que Starcrawler semble pour l’instant avoir du mal à délivrer autrement qu’en live et ce qui a permis à Monster Magnet de se rendre immédiatement essentiel. Ce que Machine Gun Kelly n’arrivera jamais à acheter et que Jim Jones semble voué à trimballer pour l’éternité comme un super-pouvoir de droit divin, a blessing and a curse. Ce paradoxe de fond, où le totémisme et la ringardise se bigornent comme deux chats de gouttière sous stéroïdes, demeure une donnée déterminante pour l’avenir du rock & roll en tant que genre capable de se renouveler et, qui sait, de fédérer à nouveau avec pertinence. Un questionnement épineux et filé de longue date que les Schizophonics, à défaut de trancher pour de bon, nous incitent à examiner une fois de plus avec une attention renouvelée. Ah et puis, quand même, cette pochette est vraiment très classe.
Mattias Frances