Des chiens (de la pluie) rêvent leur vie et leur nuit, sous la pluie, à Paranà, Argentine. Ils philosophent, se croisent et se rencontrent. Ils marchent. Leurs errances les mettent sur les mêmes chemins. Ricardo Romero crée une superbe galerie de misfits, attachants et romantiques, et nous fait visiter une ville mystérieuse. Il écrit comme on filme. Un roman-film envoûtant.
Recette. Prenez une chanson. N’importe quelle bluette fera l’affaire. Il vaut pourtant meieux choisir une bonne chanson : une chanson bien solide, qui a de la gueule (du mordant ? Bof, c’est quand même un peu trop) ; une chanson dont la musique et les paroles créent une vraie ambiance, bien particulière, envoûtante. Dans le choix, la voix est importante, aussi. Tiens, Rain dogs de Tom Waits… Voilà un bon candidat ! Rain dogs, donc. Ensuite, créez des personnages, façonnez-les bien pour qu’ils correspondent à ceux que chante Tom Waits. Faîtes en naître autant qu’il vous plaira. Cela facilitera les rencontres. Une fois que vous avez votre galerie de personnages, il vous faut un cadre qui rendra ces rencontres possibles.
Prenez une ville ; une ville, c’est bien ; les destins ne se croisent dans une ville ! Choisissez une ville assez particulière, pas une de ces villes banales où rien ne se passer. Une situation géographique particulière fera l’affaire. Si vous pouvez, choisissez-là avec un fleuve. C’est beau un fleuve, c’est magique, inquiétant, dangereux et attirant. Pourquoi pas Paranà ? Si vous êtes Argentin, cela a du sens. Paranà, 500 kilomètres au nord de Buenos Aires, ancienne capitale du pays, au bord du Rio Paranà. Cela peut faire l’affaire. Ah, n’oubliez pas le moment. Prenez un moment propice aux rencontres insolites. La nuit, évidemment. Et s’il pouvait pleuvoir, ce ne serait pas mal. Une ville peuplée de personnages étranges, dans laquelle il tombe des trombes d’eau, c’est parfait. Maintenant ajoutez le travail et le talent. Et vous avez un roman : Les chiens de la pluie, de Ricardo Romero, paru en 2011, et (enfin) traduit en français.
Ces chiens de la pluie, ceux de Tom Waits auxquels Ricardo Romero donne magistralement « vie », sont ces individus un peu exclus, qui vivent aux marges ou, en tout cas, qui ont une vie étrange et magique – Àngel, qui joue de la batterie chez lui en suivant une méthode très étrange ; Juan et Juan deux tueurs à gage amants (ou l’inverse), Baltasar, sa sacoche et ses bateaux blanches, Elisa et sa robe rouge, Manuel et son taxi et Vicente et son chien Duque, Veracruz… et quelques autres qui apparaissent ici et là. Ricardo Romero a vraiment réussi à en inventer des inoubliables, et en fait vraiment des chiens de la pluie.
Ricardo Romero fait un peu plus que de mettre en roman une chanson de Tom Waits ! Il ajoute une dimension supplémentaire, métaphysique quasiment, épique certainement. Des marginaux tellement étranges et décalés qu’ils en deviennent vraiment attachants. Et comme l’écriture est simple, sobre, sans grandiloquence, nous partageons leurs doutes et questionnements. Nous écoutons les leçons qu’ils se donnent, et nous les retenons pour nous. Nous passons cette nuit magique à marcher dans Paranà avec elles et eux. Nous les suivons vraiment – Ricardo Romero a cette capacité à « filmer » les personnages en écrivant d’une manière très cinématique ; de courts chapitres qui se succèdent comme des plans. Les rues brillent de la lumière des réverbères la nuit. Le fleuve est là, immense et inquiétant. La ville s’effondre à moitié – des trous se forment qui bloquent la circulation. Nous rêvons avec eux. Parce que, comme chez Tom Waits, les chiens de la nuit de Ricardo Romero avalent la nuit à coup de philosophie et de rêves (fous), et avec un peu d’alcool aussi.
Les chiens de la pluie est donc un roman (choral) qui, on l’aura compris, met en scène des marginaux magiques qui peuplent une ville magique. Les chiens de la pluie est aussi un fascinant voyage à Paranà. Chaque chapitre se situe à un endroit précis de la ville, dont Ricardo Romano nous donne l’adresse. A l’image de ce personnage du roman – qui aime et parcourt les atlas en se demandant comment vivent les gens à l’autre bout du monde –, vous lirez Les chiens de la pluie en vous demandant à quoi ressemble cette ville, qu’est-ce qui peut la rendre si mystérieuse et attirante, qu’est-ce qui peut en faire un tel territoire pour ces chiens de la pluie… À lire ce roman, il vous vient l’envie de feuilleter un atlas – plus probablement, à notre époque, un site internet – et de suivre les pérégrinations nocturnes de ces personnages. Un roman qui donne l’envie de voyager, de rencontrer des personnages, de boire des coups avec eux et de partager leurs déboires ! Quel plaisir.
Alain Marciano