Tu sais qui, un polar pas banal sur les dérives de la technologie. Haletant. Rythmé. Naïf et sérieux. Improbable voire incroyable, mais parfaitement ancré dans la réalité. Tellement vrai. Et effrayant. Ce premier volet de « La trilogie du dark net » est une réussite. On est impatient de lire les autres.
Page 120, Julita Wojcicka, l’héroïne de Tu sais qui se rend dans un bar chic de Varsovie – Le Jacques, « un de ces endroits ou des gens vêtus à la mode passent leurs journées à siroter des cocktails de chou frisé et de persil », assis « sur des transats à rayures bleues » et éclairés par des « ampoules enfermées dans des cages en fil de fer ». Et dans les haut-parleurs passe « Pour un flirt » de Michel Delpech… Les polonaises et les polonais branchés de Varsovie écoutent vraiment du Michel Delpech ? Cela a quelque chose de délicieusement suranné et décalé. On sourit. Page 137, Il se passe alors ce que n’importe qui aujourd’hui – croisons les doigts, touchons du bois, ptuit, ptuit, crachons par terre – risque : le site du webzine people/trash pour lequel écrit Julita est piraté. On se sourit plus du tout. On a carrément les jetons. Il faut dire que c’est une vraie qualité de Jakub Szamalek et de son roman. On y croit ! On croit aux personnages et aux situations. Jakub Szamalek a un sens du détail qui rend tout incroyablement vrai.
Pourtant ce n’est pas gagné. Julita semble un peu trop naïve pour une jeune journaliste de presse people qui passe sa vie à surfer sur internet. Ne pas connaître le dark net ? Ne pas connaître TOR ? Ne pas se méfier des mails et de leurs liens cliquables, surtout quand ils vous promettent monts et merveilles ? Et il y a aussi l’intrigue un peu facile et ces ficelles qui se remarquent un peu facilement, ces coïncidences trop grosses, ou cette fin (assez) rocambolesque. Mais peu importe. Franchement ? Oui, franchement. Rien de tout cela n’est gênant. On l’accepte et on tourne les pages sans se poser de questions. Tout fonctionne, une mécanique bien huilée qui tourne rond et dépote. Tu sais qui est porté par un dynamisme, une force et même une certaine fraicheur, qui ne faiblissent quasiment pas pendant plus de 400 pages. La capacité à maintenir le rythme, voilà une autre qualité de Jakub Szamalek. Après tout, il est l’un des scénaristes de The Witcher ! Le rythme, ça le connaît.
Et puis il y a aussi le sujet du roman, notre vulnérabilité face à internet. Cette facilité que nous avons tous ou presque à céder aux mirages de la technologie. Alexa, mets nous une chanson… Google, dis nous où manger une pizza ! Et hop, nous leur avons donné les clés de notre vie. Sans parler de ceux qui peuvent la voler sans problème, ces hackers, qui exploitent les failles d’internet pour prendre le contrôle de nos ordinateurs, nos téléphones portables et même nos voitures ! Et en faire ce qu’ils en veulent. Évidemment, on sait (presque) tout ou on s’en doute. Mais se le voir expliquer, voir les dégâts que cela peut faire et comment c’est facile. Et c’est ce qui fait la différence.
Tu sais qui pourrait être un polar banal s’il n’y avait pas tout cela. Le véritable suspense du roman ne réside pas dans l’énigme policière et dans l’enquête à laquelle se trouve mêlée Julita Wojcicka et qu’elle mène plutôt bien vu son inexpérience. Il y a un meurtre. Une enquêtrice. Des méchants qui ont leurs raisons. Des politiciens véreux. Un curé pervers. Le véritable suspense ne réside même pas dans le fait de savoir ce que le méchant a fait et s’il sera puni — on ne sait même pas qui est le méchant ! Non, on tourne les pages pour savoir ce qu’ils vont faire à cette pauvre Julita, comment elle va s’en sortir (aussi grâce à la technologie). Tu sais qui est un polar sur les dérives de la technique. La boite de Pandore a été ouverte, et personne ne la maîtrisera. Surtout pas celles et ceux qui se croient capables de le faire. Et en même temps qu’on tourne les pages on regarde son ordinateur en se demandant si on a bien changé les mots de passe, s’ils sont assez robustes et même s’il est possible d’en avoir des assez robustes. Comme Jakub Szamalek le dit en avant propos, « ceci n’est pas un roman de science fiction ». Malheureusement.
Alain Marciano